Desjardins

Les beaux lendemains

Que reste-t-il de tout cela? C'est la question qu'a posée le magazine <i>Rolling Stone</i> à une pléthore de vedettes (de Martin Scorsese à Patti Smith en passant par Bob Dylan et Neil Young, sans oublier Tom Wolfe, Norman Mailer, et même Jack Nicholson) en ce 40e anniversaire du Summer of Love, déferlante <i>peace and love</i> partie de San Francisco pour ensuite balayer le monde. <p>Que reste-t-il de tout cela? Évidemment, la réponse dépend de la personne à qui vous posez la question. Un peu de vanité, c'est sûr, beaucoup de satisfaction d'y avoir participé, d'avoir contribué à "changer le monde", mais surtout, énormément d'amertume. Énormément d'amertume, dis-je, j'aurais pu ajouter d'incompréhension. Comment la génération qui a vécu le Vietnam a-t-elle pu baisser les bras quand est venu le temps de choisir son camp pour l'Irak? Comment les jeunes peuvent-ils être aussi insensibles de nos jours? Où est passée la fibre révolutionnaire d'autrefois? <i>What went wrong, goddamnit</i>? Où avons-nous merdé?<p>Avec Nixon? Reagan? Bush père ou fils? Au lendemain du 11 septembre 2001? Est-ce la faute à la télé, cette même télé qui a révélé l'horreur de la guerre, mais qui a désormais désensibilisé le monde, banalisé la violence?<p>Avant même que le mouvement hippie ne vienne agoniser pendant trois jours sur la côte Est, en 1969 à Woodstock, une poignée de cinéastes délurés avaient déjà trouvé quelques réponses à ces questions. Le producteur était Peter Fonda, le réalisateur Dennis Hopper, ils y jouaient les deux rôles principaux. Leur film s'intitulait <i>Easy Rider</i> et je viens tout juste de revoir ce bijou de lucidité qui met en lumière les cruelles contradictions d'une époque qu'on doit observer sans les lunettes roses du romantisme que sous-tend presque toujours la nostalgie. <p>Petit rappel en forme de synopsis pour ceux qui auraient oublié, ou jamais vu: dans <i>Easy Rider</i>, deux poilus de Los Angeles font un deal de coke, puis, une fois bourrés de fric, s'achètent deux superbes motos qu'ils enfourchent pour traverser les États-Unis, de la Californie à la Louisiane, afin d'y fêter le Mardi gras. En route, sur fond de défonce permanente, comprenant une insoutenable scène de trip d'acide dans un cimetière de La Nouvelle-Orléans, ils croisent un joe cool agriculteur, des rednecks, le gourou responsable d'une commune composée de mystérieux crottés, un avocat alcoolo adepte de théories conspirationnistes, des rednecks, des putes, et encore des rednecks. <p>Presque tout l'intérêt du film réside dans ces rencontres, parfois explosives. Et aussi, dans les sublimes paysages de grands espaces qui font partie intégrante des mythes fondateurs de l'Amérique qu'on s'emploie ici à démonter un à un en même temps qu'on y déboulonne ceux de la révolution censée s'opérer aux États-Unis à cette époque. <p>J'en ai retenu deux idées qui expliquent pas mal de choses sur l'état des lieux, 40 ans plus tard. <p>La première, que la liberté, c'est bien beau en théorie, mais en pratique, ça fait freaker le monde. "Tous ces gens qui parlent de liberté individuelle, quand ils croisent un individu vraiment libre, cela les terrorise. Et cette peur ne les fait pas fuir, elle les rend dangereux", explique l'avocat alcoolo incarné par Jack Nicholson. <p>On notera que ces mêmes individus parviennent, par une incompréhensible contorsion intellectuelle, à restreindre les libertés au nom de… la liberté. <p>La seconde idée que j'ai retenue, bien que convenue, c'est que cette liberté s'achète. "C'est pas ça l'idée? Faire la passe, le gros cash, puis être libre, man?" lance le personnage de Hopper à celui de Fonda quand ce dernier déclare, triste et énigmatique en fin de parcours: "<i>We blew it</i>." On a merdé. <p>Alors reste-t-il quoi que ce soit du Summer of Love de 1967, comme on s'interroge dans <i>Rolling Stone</i>?<p>La musique, bien sûr. Il y aura toujours la musique. Hendrix, Big Brother & The Holding Company (le band de Janis Joplin), les Doors, Jefferson Airplane et les Grateful Dead sur la côte Ouest. L'expérimentation vicieuse du Velvet Underground à New York. Le Motown sirupeux qui côtoie la naissance d'un proto-punk avec le MC5 à Detroit. Le psychédélisme londonien (c'est quand même l'année du <i>Sgt Pepper</i> des Beatles, du premier Pink Floyd). La soul suintante (Otis Redding) et le blues édenté (Albert King) de Stax Records à Memphis…<p>Mais outre la musique, il est aussi resté cette conviction qu'une dose massive de naïveté est parfois nécessaire pour changer les choses un tout petit peu, même si les choses ne changent malheureusement pas tant que ça. <p>Ou enfin, un peu, oui, mais si lentement que c'en est parfois désespérant. <p>Et nous voilà, 40 ans plus tard, toujours aux prises avec cette peur instrumentalisée par les politiciens qui nous gouvernent, les gourous en tous genres qui labourent ce même vide existentiel, et la liberté devenue une marque déposée s'il s'agit d'un yogourt ou si on lui accole le chiffre 55. <p>Ce qui me fait dire qu'on se trompe peut-être de date, et qu'il faudra attendre quelques mois pour souligner l'anniversaire de quelque chose de vraiment durable, socialement parlant, soit 40 années de gueule de bois. Quatre décennies de cette même amertume qu'expriment ces artistes interrogés dans <i>Rolling Stone</i>, et que cristallisait déjà parfaitement <i>Easy Rider</i>. <p>QUAND VIETNAM RIME AVEC ISLAM – Drôle de hasard, je suis tombé sur un documentaire concernant la guerre du Vietnam dans lequel on reprenait les propos de je ne sais plus qui de ce même spécial du <i>Rolling Stone</i>. À savoir que tout ce tremblement de guerre froide n'aurait jamais eu autant de répercussions si on avait compris plus tôt que les états communistes allaient se cannibaliser, causant leur propre perte. Souvenez-vous que les Américains sont partis au Vietnam y défendre nos valeurs occidentales, la liberté. Cela ne vous rappelle rien de plus récent? Je lisais hier la chronique d'un journaliste qui renouvelait sa foi dans la mission afghane, songeant de mon bord que ce fondamentalisme religieux que nous combattons risquait bien, lui aussi, de causer sa propre perte, bien avant que nous y mettions fin en imposant nos valeurs à coups de <i>gun</i>. <p>Et me voilà encore conforté dans ce cynisme qui me berce de la certitude que nous n'apprenons guère de nos erreurs, leçons vite reléguées très loin derrière la peur qui érode la raison et notre monstrueux ego collectif.<b></b><p>