Desjardins

La minceur des tranches

C'est presque une maladie, je prends des notes. Une observation, un aphorisme, un jeu de mots, une phrase glanée dans un bouquin, dans un journal ou à la radio, je ponctue l'ensemble de listes d'épicerie, d'appels à retourner, de tâches à faire ou de rendez-vous que j'oublierai quand même.<p>La poésie, ma connerie, les paysages et les obligations du quotidien se côtoient sans se snober.<p>Bien que je tente de circonscrire l'exercice à mes carnets, comme Jacques Poulin (ou enfin, son alter ego dans <i>La traduction est une histoire d'amour</i>), je me rabats souvent sur les enveloppes qui traînent sur la table de cuisine, mais aussi sur les pages blanches au début du roman que je suis en train de lire ou au verso d'un communiqué de presse. <p>Tenez, en ce moment même, je cherche un bout de papier pour écrire cette remarque: <i>Dans le roman</i> L'Histoire de l'amour<i>, de Nicole Krauss, la mère de la principale narratrice est traductrice. Superbe coïncidence poétique quand on pense au titre du roman de Poulin</i>.<p>Voyez le genre. Aussi simple que ça, rarement développé. Comme un embryon de réflexion souvent inutile. Parce que l'inutile, c'est souvent l'essentiel. <p>Fin du préambule, et bienvenue dans ces quelques extraits de mes carnets qui, contrairement à ceux de mon collègue Tristan Malavoy-Racine, tendent plus vers la légèreté que l'apesanteur. <p> <p>RADIO – À propos de ma chronique d'il y a quelques semaines sur la rentrée radio à Québec, Ghislain Morency, du site <i>Radioréveil.com</i>, déplore que j'omette les bons coups de ce medium en ce moment. Il n'a pas tort. Mon problème, c'est qu'à Radio-Canada comme à CHYZ, où j'ai mes habitudes, je suis en conflit d'intérêts. Je travaille à la première comme chroniqueur, j'ai oeuvré pendant trois ans à la seconde. J'écoute un peu CKRL, mais pas assez pour me prononcer. Le reste du temps, je m'automutile le cerveau aux stations commerciales. Surtout quand j'écoute Sylvain Bouchard le matin au 93. Celui-là, il me fait mourir. Je vous jure, il déchire sa chemise plus facilement que l'Incroyable Hulk. Vouloir autant que ça et être aussi nul, c'est presque attendrissant. Pauv' ti-pit. Remarquez, aux autres fréquences, ce n'est guère mieux. L'autre jour, à CHOI, j'ai appris que l'anglais est une langue latine, très près du français. Le droit sacré du public à la désinformation?<p> <p>À VÉLO – Devant le Musée de la civilisation, un type pousse son vélo sur le <i>flat</i>. Look garage, les écouteurs sur les oreilles, vêtements dépareillés. J'aime les cyclistes de route un peu tout croches, ils me reposent des tatas aux jambes glabres et maillots d'équipes européennes. J'arrête, lui offre une chambre à air, une bonbonne de CO2 pour refaire le plein d'air, et comme il a l'air plutôt paumé côté mécanique de base, je fais le travail pour lui. Le gars me remercie abondamment, il n'a rien sur lui, même pas de fric, il regrette. Comme il insiste sur la question, je lui dis que je travaille au <i>Voir</i>, et s'il veut, il peut bien venir m'y rendre une chambre à air et une cartouche. Je lance la chose comme ça, convaincu que je ne reverrai jamais le type. Je précise ici que cela ne me dérange pas une seconde. Je rends service surtout par civisme puisque, au fond, je voudrais seulement qu'on fasse la même chose pour moi. <i>Anyway</i>, fait longtemps que mon espoir en l'humain frôle la faillite… Mais là, trois jours plus tard, tadam! Lucie m'appelle à la réception pour m'annoncer que le type est passé me remettre exactement ce que je lui avais offert. J'aurais voulu qu'elle l'embrasse pour moi. Sans le savoir, ce gars-là m'a sauvé de la banqueroute. Si vous le voyez, dites-lui que je l'aime. <p> <p>PRESSENTIMENT – Tous les jours ou presque, je reçois un courriel avec un lien vers YouTube. Le truc de la semaine: <i>Daft Hands</i>, une fille qui a perdu quelques précieux jours de son existence à pratiquer une improbable chorégraphie des mains sur une toune de Daft Punk. Je pense à tous ces gens qui commettent des exploits parfaitement totons qu'ils filment et déposent sur YouTube, cela me rappelle l'émission <i>Relevez le défi</i> avec Gaston Lepage. On s'en doutait pas mal, mais chaque jour se confirme ce qui n'était au départ qu'un pressentiment, soit que la révolution technologique sera à l'image de sa troublante époque: épatante mais niaise.<p> <p>GAUCHE – Vous vous souvenez de ces gens dont je vous parlais qui, attablés dans un resto chic, ont commandé du champagne à l'annonce de la mort de la mairesse Boucher? Un ancien collègue me rapporte qu'au Forum social à Montréal, quelques illustres représentants de la gauche de Québec célébraient eux aussi, levant leur verre à la mort "d'une politicienne de droite". Bravo les boys! La grande classe. Et quelle stupéfiante démonstration d'humanité. Votre devise, c'est quoi… Crois ou meurs?<p> <p>À VÉLO (BIS) – Bris mécanique, je reviens à pied par la piste cyclable qui louvoie sous l'échangeur Dufferin. Entre dégoût et fascination, j'observe le paysage industriel de fin du monde. Me voyant marcher à côté de mon vélo, un type que je reconnais pour l'avoir déjà servi comme client à l'époque où je bossais dans les boutiques de cyclisme m'offre spontanément son aide. Coudonc. C'est un complot ou quoi? Des plans pour que je vire <i>new age</i> et me mette à croire à ces conneries de karma.<p> <p>ORDINAIRE EXTRA – Regardé Pinard dans son nouveau show télé, et me suis souvenu pourquoi je l'aime. Il y a le biais politique, les attaques contre le MAPAQ et l'UPA, mais la vraie dissidence de Pinard, c'est dans sa manière de cuisiner. Un gravlax de saumon? Pas compliqué. Tu fous le filet dans un sac, moitié-sucre, moitié-sel, et hop, tu shakes ça de temps en temps. L'important, après, c'est la minceur des tranches.<p>J'aime Pinard parce qu'il fait des livres de recettes sans photos, parce qu'il a compris que la cuisine, c'est pas de la porno. Que le plaisir est décuplé par le désir d'une réalité atteignable, et non pas d'un fantasme irréalisable qui éteint le potentiel de merveilleux que recèle pourtant l'ordinaire quand on prend le temps d'y goûter. Il sait aussi que la finesse peut bien s'accommoder des quelques grossièretés qui sont le sel et le sucre de la vie. Et que l'important, c'est la minceur des tranches.