Desjardins

Le service après-vente

La première neige tourbillonne dans le faisceau des lampadaires. Timide, presque honteuse d'annoncer l'hiver qui arrive. La salope. Dans le hall de l'Hôtel Delta, c'est le désert. Un chasseur ici, un voiturier là. Rien ne laisse deviner qu'à quelques pas de la porte, Québec s'apprête à faire son entrée dans le mélodrame collectif de la Commission Bouchard-Taylor sur les pratiques d'accommodements raisonnables. <p>Dix minutes avant que s'amorce ce premier forum ouvert aux citoyens – exercice qui, depuis qu'il a débuté en septembre, prend des airs de défouloir -, l'atmosphère est à la détente. Depuis mon siège, j'aperçois Agnès Maltais qui sourit. Et tiens, c'est pas Thomas De Koninck, là-bas? <p>La salle est déprimante. Moquette aux oranges capiteux, ornée de motifs royaux et d'arabesques imprécises. Les murs: un composite <i>cheap</i> de briques grises et de papier peint jaune pisse.<p>L'impression d'être au théâtre, mais à un spectacle joué par des amateurs. Suis nerveux. Comme des parents avant une pièce à laquelle participent leurs enfants. Tout le monde a peur que ça dérape, mais personne ne le montre. On s'amuse, se tape dans le dos, se serre la main. Pis, comment ça va mon Gérard?<p>Gérard est confiant. Moi, un peu moins. En après-midi, nous avons entendu des gens défendre des mémoires intelligemment préparés, mais ce soir, c'est pas pareil. Ce soir, c'est la démocratie à l'état pur, avec les risques que cela comporte. <p>Fin du préambule, place au spectacle. <p>PREMIER ACTE – Les aveugles<p>Sarah et Tania ont respectivement 19 et 20 ans. Blondes, les traits fins, un look impec, je reconnais les carreaux Burberry sur le sac de l'une d'elles. Elles ont l'air d'extraterrestres venues espionner les gens normaux qui, comme moi, s'habillent mal, et elles le savent. Avec une trentaine de leurs consorts du Cégep St. Lawrence, Sarah et Tania ont été envoyées ici par leur prof de philo qu'on félicite d'avoir forcé cette plongée un peu douloureuse dans les affaires de la cité. Cela, même si nos deux amies se couvrent de honte en répondant à mes questions concernant les accommodements raisonnables.<p>C'est un reproche qui reviendra souvent: l'absence d'éducation citoyenne. L'ignorance du public devant les enjeux de société.<p>Autre critique relevant de la formation, de l'éducation, la participante au forum Emilia Castro déplorera la disparition des organismes qui permettaient d'intégrer les immigrants en les familiarisant efficacement avec leur culture d'accueil (les COFI). Presque du même souffle, d'autres enchaîneront sur la coupure des Québécois avec leur propre histoire: une ignorance de soi de laquelle découle la méfiance de l'Autre.<p>Avec tous ces gens qui marchent dans la noirceur, circulant à tâtons, vous vous surprenez qu'il y ait quelques collisions de temps en temps? <p>Je suis plutôt ravi que, dans les circonstances, on ne se tape pas plus souvent sur la gueule.<p>DEUXIÈME ACTE – Le mangeur de noix antisémite <p>Un homme se lève, furieux que les produits de consommation qu'il se procure couramment soient certifiés cachères. Les yeux noyés de vérité (c'est <i>J.E.</i> qui aurait révélé la chose), le bonhomme soutient qu'on refile la facture à la majorité pour cette certification qui ne contente qu'une infime minorité. Dans ses mains, il tient un sac de noix: "Sont cachères. Ça pousse pas de même dans les arbres." Nos commissaires ont tôt fait de le remettre à sa place, lui expliquant que les propos qu'il tient sont fallacieux, et qu'il a été prouvé que cette certification ne coûte pas plus cher au consommateur. Lorsque l'homme insiste, Gérard Bouchard le fait taire, sous prétexte qu'il tient des propos antisémites. Grosse salve d'applaudissements dans la salle.<p>Ah ben coudon.<p>ENTRACTE – Un peu de divertissement en attendant l'épouvantail<p>L'épouvantail? C'est le monstre que nous redoutons tous. Le croque-mitaine de la Commission, le taré raciste dont on passera inlassablement "la clip" aux nouvelles et dont nous aurons honte. Le personnage tarde à se montrer, mais en attendant, on a droit à un peu de tout. Des immigrants qui viennent nous rappeler notre histoire. Des souverainistes anti-multiculturalisme à la Trudeau. Une mère inquiète que l'islam devienne la religion dominante au Québec. Mais aussi, une généreuse poignée d'interventions brillantes, salutaires, nous élevant collectivement au-dessus d'une informe bouillie d'idées confuses.<p>L'atmosphère se détend un peu. Les gens bâillent. <p>TROISIÈME ACTE – L'épouvantail se pointe<p>Non seulement on ne l'attendait plus, à une quinzaine de minutes de la fin de ce premier forum citoyen, mais le début de son discours, presque naïf, ne laissait pas deviner la suite des choses.<p>Puis hop, l'air de rien, notre bonhomme emprunte un détour inattendu, y allant d'un cours en accéléré sur l'islam pour les nuls (qui veulent le rester). Ainsi, de sa bouche, on apprendra que parmi les islamisses, y a des esstrémisses, et que pour aller au paradis, les islamisses doivent tuer un infidèle, ce qui le fait craindre pour sa vie. Comme accommodement raisonnable, il suggère qu'on paye à tout ce beau monde le billet d'avion, destination: che zeux.<p>À ce moment se fait entendre une étrange clameur dans la salle. Mélange de stupéfaction, de surprise et de désolation.<p>Fuck, l'épouvantail est passé.<p>QUATRIÈME ET DERNIER ACTE – Le service après-vente<p>Rien. Pas un mot. Nos commissaires, si prompts à sauter au visage du mangeur de noix antisémite, ignorent pourtant l'intervention de l'épouvantail. Difficile, après, de ne pas donner raison aux musulmans qui accusent la Commission de surfer sur l'islamophobie. <p>Question d'appuyer leur sortie concernant l'antisémitisme des mangeurs de noix (permettez que je généralise), l'attaché de presse de la Commission distribue aux journalistes des copies d'un article publié le 22 octobre dans le <i>Journal de Montréal</i>. C'est intitulé: "Pas plus cher pour manger cachère".<p>On pensera ce qu'on voudra de la mise en scène de la Commission Bouchard-Taylor, voire de l'élasticité de sa conception du racisme ou de la xénophobie, reste qu'elle propose un impeccable service après-vente.