Desjardins

Un miroir

<p>Il est des choses qui ne changent pas. Comme ces regards qui me toisent. Furtifs, fuyants. À la fois curieux et suspicieux, mais de biais. T'es qui toé?, me disent ces yeux pendant une nanoseconde, juste avant de se braquer vers un autre horizon. Le plus souvent en eux-mêmes.<br />Cet après-midi, entre deux cours dans les corridors de la polyvalente des Compagnons-de-Cartier, je reviens en arrière, à ma propre adolescence, au malaise perpétuel de cet âge où l'arrogance plutôt théâtrale qui sert avant tout d'armure se vaporise au contact du regard d'un adulte. Fût-il un ado attardé dans mon genre ou un banquier sapé comme un pingouin.<br />Puisqu'il en est question, même les vêtements me ramènent dans le temps. Jeans ajustés, savamment défraîchis ou usés à la corde, pantalons de coton ouaté, espadrilles Adidas, bottes Doc Martens, chemises à carreaux. L'impression que le temps s'est suspendu, ou pire, que la parade à laquelle je participais jadis ne s'est pas complètement évanouie, mais qu'elle s'est contentée de faire une longue boucle avant de revenir pointer en 2007.<br />Je sais pourtant qu'il s'agit d'un simple effet de mode qui emprunte au passé pour mieux se projeter dans l'avenir.<br />Un effet purement esthétique. Car au delà de la mode, et si le malaise de cet âge ingrat semble se perpétuer, en ce qui concerne les idées, les leurs sont loin d'être aussi noires que les nôtres. Par là, j'entends celles de mes consorts et moi-même, petits grunges dans un univers glauque, à peine 20 ans plus tôt.<br />Du moins est-ce le cas des six spécimens assis devant moi dans un local d'orientation prêté par l'école, où nous discuterons pendant près de deux heures au cours desquelles je jouerai le rôle du vieux con venu prendre le pouls de la jeunesse, du Québec de demain.<br />L'exercice dont je doutais moi-même qu'il produise des résultats intéressants me permet pourtant rapidement de constater que si ma génération se sentait sacrifiée, la leur semble plutôt refuser les prévisions apocalyptiques qu'on lui promet. Sans être d'un enthousiasme débordant, ces quatre gars et deux filles ne se sentent pas condamnés, s'accrochant à des espoirs d'un réalisme et d'une lucidité qui laissent deviner des adultes bien sages en perspective.<br />Pas d'idéalisme débordant, pas de révolte, personne ici ne s'inscrit réellement en faux contre la génération précédente. C'est là ma première surprise.<br />Où est-elle donc, cette ribambelle d'ados violents, amoraux, obsédés par le fric et les jeux vidéo, imbibés de sexe? Chose certaine, dans cet échantillon de différentes classes sociales, vaguement multiethnique, je ne retrouve rien de ce que nous balancent les médias de masse dans leur exploitation éhontée de la peur des jeunes.<br />La technologie dont ils sont censés être si friands? Ils se sentent étouffés par elle. On la leur impose, la pub dictant des normes qui n'ont rien à voir avec leurs besoins. Et surtout, ils trouvent que tout va trop vite. C'est d'ailleurs ainsi qu'ils décrivent leur génération, la génération qui va trop vite, mais contre son gré. «Tu prends quelqu'un de 60 ans, tu le mets à notre place, à notre âge dans notre époque, il vire fou, c'est sûr», me dit l'un d'eux.<br />J'évite consciencieusement le sujet du sexe, de peur de me retrouver avec des plaintes de parents, mais c'est eux qui amèneront l'homosexualité sur la table. La chose n'a plus rien du tabou de mon époque. Même que les gais, lorsqu'ils sont clairement identifiés, souffriraient moins d'ostracisme que les emos, ces néogothiques ultra sentimentaux qui sont apparemment rejetés avec une certaine violence.<br />Mais ma plus grande surprise, c'est encore de ne pas me voir en eux. <br />De ne pas sentir chez eux ma révolte, mon envie de destruction, mon besoin de foutre le bordel à leur âge. Ils sont moins sinistres que je ne l'aurais imaginé, moins obsédés par l'argent qu'on serait tenté de le croire, moins animés par des grands principes que par l'envie de faire un travail qu'ils aiment, d'être heureux dans la vie. Aussi, je les trouve plus légers que nous l'étions, mais avec cette capacité d'absorber la gravité sans pour autant prendre du lest. Ils possèdent aussi, c'est tout à leur honneur, l'aptitude à saisir ce qu'on leur dit sans se braquer ou se défiler dans l'humour.<br />Mais finalement, ce que je vois en eux, c'est vous, c'est nous, et c'est surtout maintenant, une époque dans laquelle ils se moulent parfaitement.<br />Tellement de leur époque qu'il y a chez eux cette conscience de la responsabilité – «nous sommes tous coupables», expose l'un d'eux à propos du désastre écologique annoncé – qui se transforme parfois en conservatisme à peine larvé, convaincus qu'ils sont, par exemple, que les pauvres n'avaient qu'à saisir leur chance quand on la leur a donnée.<br />Un jugement à tel point péremptoire qu'on croirait qu'il émane de l'aile jeunesse de l'ADQ.<br />J'étais venu prendre le pouls du Québec de demain, et c'est celui d'aujourd'hui auquel j'ai eu droit. Au point où j'ai envie de dire que la rupture entre cette génération et la précédente est à ce point inexistante que lorsque je les observe, ces kids, c'est surtout le portrait de leurs parents que je vois.<br />L'incompréhension de la jeunesse ne serait donc pas ce qu'on croit. <br />Il ne s'agit plus de deux visions du monde qu'on oppose, mais d'un miroir qu'on nous tend.<br />Après, si l'image déplaît au point où nos regards se font fuyants comme ceux des ados, qui blâmer, sinon nous-mêmes?<br /></p>