Desjardins

Un million de façons de mourir (première partie)

<p>L’ANTICHAMBRE<br />On m’avait dit de la Maison Michel-Sarrazin que c’est le Club Med des soins palliatifs; l’endroit a plutôt des airs de bed & breakfast. Accueil chaleureux, loin de l’austérité qu’on imagine. Divans inclinables aux cuirs beaux et souples, feu de foyer, bibliothèque, une table sur laquelle gît un casse-tête inachevé et une immense baie vitrée d’où le regard plonge dans un fleuve qui charrie la sloche d’une journée chaude de février, laissant croire à un printemps hâtif. <br />Affalée sur un fauteuil, une femme dans la quarantaine laisse paisiblement couler les minutes en griffonnant dans les cases vides d’un jeu de mots croisés, à ses côtés, une ado zigonne sur un ordinateur portatif. La pièce est lumineuse, et l’ambiance feutrée ne laisse en rien deviner que dans les 15 chambres des ailes adjacentes à cette salle commune, des gens se préparent à mourir du cancer. Espérance de vie maximale des pensionnaires: deux mois. <br /><strong>Michel L’Heureux</strong>, le directeur général de la Maison, insistera pourtant à de nombreuses reprises au cours de la visite des lieux: ici, on traite avec les vivants*. <br />Messes, concerts, location de films, possibilité de décorer sa chambre avec ses bibelots ou des tableaux, le passage de vie à trépas se fait ici non pas dans le déni de la fatalité, mais en respectant l’idée d’une continuité avec la vie d’autrefois. Jusqu’à la toute fin. <br />Même après la mort, c’est des vivants qu’on se soucie. En témoigne la salle d’adieu, sorte de solarium où la dépouille est en quelque sorte mise à la disposition des proches, quelques minutes après le décès, afin que tous puissent faire leur au revoir au disparu en attendant les pompes funèbres. <br />«On cherche à ralentir la transition, explique Michel L’Heureux, un ex-anesthésiste recyclé en administrateur hospitalier. C’est une étape importante du deuil que de pouvoir parler à la personne, lui toucher une dernière fois. Ça aide beaucoup dans le processus.»<br />Et moi, c’est d’être venu ici qui m’aide. <br />Je l’avoue, je m’en venais à reculons, avec quelque chose de noué dans l’estomac, un truc qui ressemble à de la peur. La peur d’entrer dans le territoire de la mort qui me sucerait une part de vie, qui me mettrait face à ma propre fin de manière par trop graphique, à la limite de l’obscène. <br />Mais voilà que je découvre des gens extraordinaires, des concentrés d’humanité. Des gens extraordinairement ordinaires qui me font sentir… vivant. <br />Même impression de rencontrer une sorte de force tranquille et puissante en faisant la connaissance de la <strong>Dre Christiane Martel</strong>, affectée aux soins palliatifs du CHUL. Femme posée, douce, affable, elle semble défier la mort qu’elle côtoie au quotidien en lui faisant exploser à la gueule son amour de la vie. <br />La mort n’est donc pas une maladie contagieuse?<br />«Mais non, au contraire, c’est très gratifiant, soutient la Dre Martel. On a le privilège d’entrer dans la bulle des gens, de leur unité familiale. C’est un monde d’émotions, c’est beau. On donne le meilleur de nous autres. Des études ont même démontré qu’il y a moins de détresse que prévu chez les infirmières qui travaillent en soins palliatifs», révèle-t-elle. <br />Alliant le bio, le psycho, le social et le spirituel, les soins palliatifs, c’est l’antichambre de la mort. Un endroit où l’on apprivoise son propre décès ou celui d’un proche. <br />La chose peut paraître banale, et pourtant non. Dans une société où la mort est l’ultime tabou, où l’on refuse d’envisager la chose, aussi inévitable soit-elle, réussir sa mort ou celle d’un membre de sa famille est une expérience intense, puissante, à la fois éprouvante et gratifiante. Peut-être la chose qui se rapproche le plus d’une naissance, en fait. <br />Cela explique peut-être qu’on n’est jamais aussi près de la vie que lorsqu’on côtoie la mort.<br />«J’ai tellement de belles histoires de soins palliatifs», raconte Mme Martel.<br />Un papa de 84 ans qui berce sa fille de 40 ans, trisomique et mourante. Il la berce doucement en lui chantant: «C’est la poulette grise…»<br />Un homme qui chante à son amoureuse leur chanson préférée au son de laquelle elle s’éteint.<br />Un garçon qui chante pour son père une chanson spécialement composée pour lui.  <br />«Ce sont des moments précieux, qui confèrent à ceux qui restent le sentiment du devoir accompli», expose-t-elle. <br />Mais revenons sur cette idée: réussir sa mort. La chose pourrait paraître en phase avec l’époque, avec notre désir de performance. C’est pourtant l’inverse. Réussir sa mort, c’est se la faire expliquer, en connaître les étapes, dénouer certains nœuds de son existence pendant qu’il est encore temps. Mais c’est surtout donner un sens à ce que l’on vit. «Cela prend de l’espace, et du temps», souligne la Dre Martel. <br />Donner un sens à la mort? Mais comment donner un sens à cette chose absurde? <br />Ou est-ce que la mort est une absurdité dans l’unique mesure où notre existence consiste à… se contenter d’exister, en se laissant porter par la vie?<br />Je n’ai pas envie de répondre. Je pourrais vous bassiner avec de nombreuses considérations philosophiques sur la question, mais je crois qu’il y a chez ces gens qui affrontent la mort en permanence le début d’une réponse. Une réponse plus intéressante que celles d’éminents penseurs qui nagent, eux, dans l’abstraction.<br />Christiane Martel: «Ce n’est pas un échec tout le temps d’être confronté à la mort. Les succès ne sont pas toujours ceux qu’on pense.» Elle parle sans doute de la course à la performance dans la médecine moderne qui mesure son succès en constatant les avancées curatives. <br />Michel L’Heureux de Michel-Sarrazin fait écho: «Les gens qui travaillent en soins palliatifs redécouvrent souvent pourquoi ils ont choisi la médecine, les fondements de ce métier: s’occuper du monde.» <br />Je vous disais que je ne souhaite pas répondre, concluons donc sur une question. <br />Et si tout cela était d’une extrême simplicité, et qu’au fond, en niant la mort, nous nous étions irrémédiablement éloignés de la vie?</p>
<p>La semaine prochaine: Perdre son meilleur ami.</p>
<p>*C’est d’autant plus vrai que la Maison Michel-Sarrazin comprend un centre de jour destiné aux personnes traitées pour différents types de cancer et qui, sans être nécessairement dans une phase critique de la maladie, peuvent y obtenir différents services, dont des massages, des bains thérapeutiques. Les proches peuvent aussi y recevoir de l’aide psychologique. <br /></p>