<p><br />LES EAUX ÉTROITES<br />Nous sommes sortis de la projection de <em>Tout est parfait</em> avec une boule dans la gorge et un crabe dans le cœur. Les notes du piano d’une chanson de Cat Power, extrait de la BO du film, s’égrenaient encore dans nos têtes quand nous avons repris place dans la voiture, en silence. <br />Comme plusieurs, après avoir pris cette histoire en pleine gueule, j’ai évidemment songé à mes amis et connaissances partis de leur propre gré. Mais la plus grande réussite de <em>Tout est parfait</em>, c’est de nous renvoyer à notre propre adolescence, à la douleur lancinante du désœuvrement qui caractérise cet âge ingrat où nous nous croyons immortels, ce qui nous pousse à flirter avec la mort en ne mesurant que trop rarement les conséquences. <br />Amour, sexe, dope, sports extrêmes. Autant de contrepoisons à la petite misère de l’adolescence dans le confort ouaté de la banlieue beige. Comme un truc qui viendrait aiguiller la vie. Prends ça, salope!<br />J’ai peut-être tort, je ne suis pas psy, mais j’ai l’impression que c’est justement ce désœuvrement plus qu’une forme de naïveté qui est à l’origine du sentiment d’invulnérabilité qui précède la vie d’adulte. Quand les journées sont plus longues qu’un plan-séquence dans un film de Gus Van Sant, l’éternité, c’est maintenant. <br />Quand hier n’existe plus, que l’avenir c’est la prochaine fête, et que la vie se résume à tuer le temps, comment ne pas croire qu’on ne mourra jamais, sinon peut-être d’ennui dans cette mer d’huile parfois traversée de minuscules contrariétés. Des vaguelettes qu’on prend à tort pour des ouragans par simple méconnaissance de la vie. Et le temps qui se dilate, l’instant devenant une éternité…<br />La plupart se sortent relativement indemnes de cette torpeur, l’ennui se change en routine, mais pour d’autres, c’est plus compliqué. Avoir mal à sa vie ne se guérit pas toujours aussi aisément.<br />Parmi les malheureux chroniques, mon voisin Fred. Je ne le connaissais pas suffisamment pour saisir les raisons exactes de son geste. Aussi, je ne saurai jamais pourquoi il s’est shooté une overdose un jour de juillet, un gun au poing au cas où cela ne fonctionnerait pas comme prévu. Mais aucune explication n’aurait pu justifier cela, me semblait-il, alors que de ma fenêtre donnant sur la cour intérieure de mon trois et demi de la rue Sainte-Angèle, je regardais les ambulanciers emballer son corps dans un sac.<br />Trois ans plus tard, c’était au tour d’Alex que je connaissais nettement mieux. Chez lui, j’ai toujours senti une fébrilité qui laissait deviner que quelque chose était brisé en dedans. Nous avions grandi ensemble, fréquentant la même école secondaire, et parfois les mêmes cours dont on nous expulsait plus souvent qu’à notre tour. Puis au cégep, nous jouions dans le même groupe de musique. Je m’étais alors détaché du monde, j’avais abandonné l’école, ne me levant plus que pour regarder des vieux épisodes de Star Trek sur une télé lilliputienne ou pour lire des bouquins qui, paradoxalement, m’enfonçaient encore plus profondément dans un sentiment de révolte sourde en même temps qu’ils me gardaient à flot. Lui? Il déconnait, semblait s’amuser, se passionnait pour le blues, allant même jusqu’à voyager pour trouver des disques rares.<br />J’étais sans doute trop obnubilé par mes propres névroses pour être en mesure de détecter celles des autres, aussi je n’ai jamais saisi à quel point sa douleur était vive, au-delà des apparences. <br />Puis un jour, le téléphone sonne. On t’apprend la nouvelle. Tu n’y crois pas. T’as déjà vu un mort. Quelques-uns, même. Et pourtant… Tu n’es plus réellement un adolescent, mais pas vraiment un adulte non plus, et la mort est toujours cette chose impossible. Une fiction. <br />Le jour des funérailles, les grands érables longeant l’allée du cimetière Belmont étaient bien vrais. Je me suis lentement laissé dériver vers le père d’Alex alors que nous marchions tous vers le lot où l’on allait enterrer les cendres. Le type que je connaissais un peu m’a regardé, et m’a souri. Comme s’il avait compris mon mélange de chagrin et de culpabilité. «C’est la faute de personne, tu sais. Il était malade, il avait mal.» Nous nous en voulions pourtant tous de n’avoir pas compris plus tôt que cette fêlure invisible qu’il dissimulait derrière la bravade et l’humour était à ce point insupportable.<br />Pour reprendre l’expression de Julien Gracq, nous naviguons tous sur des eaux étroites. Certaines fois, les berges remontent, deviennent des falaises menaçantes, et nous perdons de vue le paysage. Puis vient ce terrible effroi quand prend racine en nous le sentiment d’impuissance. <br />Le problème, c’est qu’à l’adolescence et au début de l’âge adulte, le temps se résume au présent. On croit que le courant s’arrête, que les rames de la barque ont été jetées par-dessus bord et que l’eau est stagnante. La peine semble éternelle, et on ignore qu’on pourra un jour descendre un peu plus en aval et retrouver les paysages qu’on croyait perdus. <br />Mais comment expliquer cela? Comment insuffler un peu d’espoir à ceux qui perdent l’innocence de l’enfance et n’ont pas encore assez vécu pour savoir…<br />Pour savoir, par exemple, où vont les canards quand le lac est complètement gelé.<br />C’est la question que pose Holden Caulfield à un chauffeur de taxi dans <em>L’Attrape-cœurs</em> de Salinger.<br />Que répondre, sinon qu’au fond, on se fiche bien de savoir où ils vont, ces putains de canards. Ce qui compte, c’est qu’au dégel, ils reviennent. Vous avez compris? Ils reviennent! </p>
<p>La semaine prochaine, dernier épisode: Les fantômes.</p>
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Un million de façons de mourir (troisième partie)
David Desjardins
Magnifique article!
Réflexions intenses pour un jeune comme vous Monsieur Desjardins. Je suis quasiment décontenancé que vous puissiez réfléchir sur la mort avec autant de lucidité sur vous-même et vos proches qui sont partis. Toute une tranche de vie que vous étalez ici! Cela fait un bien immense que de pouvoir ventiler comme vous le faites; cela devrait aussi inciter d’autres à s’ouvrir comme vous sur un sujet aussi tabou qu’est le suicide.
Chapeau! Monsieur Desjardins.
On a de la difficulté à comprendre un geste qu’on croit si irréfléchi pourtant quand on s’y attarde un peu plus et qu’on écoute des témoignages on déchiffre mieux le geste fatidique posé par la plupart du temps par des jeunes très brillants . Il faut être très intelligent pour faire un tour à l’intérieur de soi et songer à ce que la vie peut nous amener , vers quelle direction on veut aller , qu’est-ce qui nous attend tout au long de la route de la vie semée de pièges et d’embûches . Les insouciants ne pensent jamais à ça . Le drame dans tout ça c’est que malgré ce geste réfléchi , ceux qui se rendent à l’acte fatidique n’ont vu que le côté noir de l’avenir qu’ils avaient devant eux . Chaque petite jambette du quotidien ne faisait que de rajouter un élément dans la pile du négatif qui les envahissaient . Le mal de l’âme est difficile à saisir . J’ai connu une adolescente de 14 ans qui s’est enlevée la vie et qui lançaient des cris d’alarme depuis des années . Ses amies , ses parents ont redoublés d’attention envers elle . Ils s’en sont occupés comme jamais et ont tentés de lui faire voir les bons côtés de la vie , ont essayé de la valoriser autant qu’ils le pouvaient . Quand tu la rencontrais elle était toujours souriante et pleine de vie . Pourtant un jour qu’elle parlait au téléphone avec une amie , elle a raccroché et s’est pendu sur le champ . Allez donc savoir ce qui la rongeait intérieurement . Le pire c’est qu’elle en parlait ouvertement avec ses copines et sa psychologue de façon toute naturelle . Quels moyens avons nous donc à notre disposition pour prévenir ces actes quand une jeune fille équilibrée avec une vie normale et un entourage qui l’adore pose tout de même le geste fatidique ?
Quand la mort prend plus de sens que la vie et que l’on se retrouve dans une bulle loin des autres devenus des être inaccessibles, le sentiment d’isolement doit être terrible. La perte ou l’absence de sens est une souffrance intolérable pour ceux et celles qui ont élevé leur niveau de conscience.
La prise de conscience de soi et des autres est un état aux eaux étroites. J’ai toujours pensé que l’élévation de son niveau de conscience va de pair avec un renforcement de soi. L’un ne va pas sans l’autre; il y a trop de danger à rehausser sa conscience sans s’arrimer à des fortes croyances, pas nécessairement religieuses mais obligatoirement spirituelles et humanistes. Je ne crois pas que le suicide soit dans notre société un sujet tabou ou que les jeunes, atteints de ce mal de vivre, se sentent invulnérables. Au contraire, leur fragilité existentielle naît de ce sentiment de vide qu’ils affrontent courageusement mais avec une passiveté qui les tue.
Je pense qu’il y a un corollaire à un état de conscience élevé, c’est la capacité de se mettre en action. C’est s’arracher à l’absurdité de la vie en posant quotidiennement des actions concrètes envers soi et les autres. Je n’invente rien et c’est plus facile à dire qu’à faire.
La vie est un don que nous avons tous reçu et une joie paisible devrait nous habiter. Écoutez « L’ode à la joie » de Beethoven, cette symphonie éclatante nous montre la voie. Malgré la mort, la souffrance et les laideurs du quotidien, il y a un million de façons de vivre. Il s’agit à chacun d’entre nous de trouver ce qui nous permet d’espérer dans cette désespérance. Agir, agir d’un million de façons, c’est être certain qu’il y aura encore un autre printemps.
Lorsque moralement quelqu’un est déjà démoli intérieurement, il est généralement épuisé physiquement. S’il accepte l’aide qu’on lui offre, il peut se stimuler autant qu’il le veut ou qu’il le peut, mais cela l’épuisera bien davantage parce que les déprimés dont il est question ici sont presque toujours des perfectionnistes absolus. Le manque de sommeil et de motivations souvent accompagnés de maux de toutes sortes n’arrangent rien non plus. Arrivé à ce stade, cet individu est en congé maladie, ce qui dans la plupart des cas devient extrêmement dévalorisant pour lui surtout s’il doit prendre une médication ou suivre une thérapie.
J’ai vu et accompagné des gens sur le point de se suicider ou prédisposés à le faire, toutes catégories confondues. Ce qu’ils disent est sidérant; ie – je n’en peux plus, je suis épuisé d’être fatigué, je ne parviens pas à me concentrer, ni à récupérer. Il y a de vieux problèmes qui surgissent au fond de moi alors que je croyais les avoir régler une fois pour toutes. Pourquoi ces choses-là me reviennent-elles en tête, maintenant, juste au moment où je ne devrais plus y songer? Ça me trouble de penser qu’à chaque matin je me demande si je vais pouvoir rester vivant jusqu’au soir. J’ai peur de moi, de mes silences, de mes pulsions. Pis la hantise du lendemain. Ah! Seigneur!
C’est ici que le bât blesse. Alors qu’après 20 ans, 30, ou même 50 ans et plus, ces choses-là justement rebondissent souvent à la suite d’un évènement dont on était certain de passer au travers. Un deuil, une séparation, faillite personnelle etc, tout à basculer, les quatre fers en l’air et on ne parvient plus à se ramasser même à la petite cuiller. Tout ce que l’on a pu accumuler au cours de la vie que sont les frustrations, les déceptions et décisions prend alors des proportions ahurissantes. C’est l’enfer.
Il est important de régler au fur et à mesure les irritants qui nous heurtent profondément tout en évitant de les remettre à plus tard. En aucune circonstance il convient de ne jamais se prendre pour le sauveur du monde. Aucun être humain ne peut être responsable de la vie d’un autre. Il faut cesser de se culpabiliser pour des étapes de la vie qui nous ont été malheureuses, négatives ou destructrices. Ce sont pourtant ces mêmes étapes qui malgré tout nous ont permis d’avancer, grandir, s’affirmer ou de se prendre en main.
Et qu’on se le dise, le suicide est encore un tabou dans plusieurs niveaux de la société québécoise. Essayez de présenter un CV avec des antécédents à caractère psychosomatique. Je mets quiconque au défi.