Desjardins

Un million de façons de mourir (troisième partie)

<p><br />LES EAUX ÉTROITES<br />Nous sommes sortis de la projection de <em>Tout est parfait</em> avec une boule dans la gorge et un crabe dans le cœur. Les notes du piano d’une chanson de Cat Power, extrait de la BO du film, s’égrenaient encore dans nos têtes quand nous avons repris place dans la voiture, en silence. <br />Comme plusieurs, après avoir pris cette histoire en pleine gueule, j’ai évidemment songé à mes amis et connaissances partis de leur propre gré. Mais la plus grande réussite de <em>Tout est parfait</em>, c’est de nous renvoyer à notre propre adolescence, à la douleur lancinante du désœuvrement qui caractérise cet âge ingrat où nous nous croyons immortels, ce qui nous pousse à flirter avec la mort en ne mesurant que trop rarement les conséquences. <br />Amour, sexe, dope, sports extrêmes. Autant de contrepoisons à la petite misère de l’adolescence dans le confort ouaté de la banlieue beige. Comme un truc qui viendrait aiguiller la vie. Prends ça, salope!<br />J’ai peut-être tort, je ne suis pas psy, mais j’ai l’impression que c’est justement ce désœuvrement plus qu’une forme de naïveté qui est à l’origine du sentiment d’invulnérabilité qui précède la vie d’adulte. Quand les journées sont plus longues qu’un plan-séquence dans un film de Gus Van Sant, l’éternité, c’est maintenant. <br />Quand hier n’existe plus, que l’avenir c’est la prochaine fête, et que la vie se résume à tuer le temps, comment ne pas croire qu’on ne mourra jamais, sinon peut-être d’ennui dans cette mer d’huile parfois traversée de minuscules contrariétés. Des vaguelettes qu’on prend à tort pour des ouragans par simple méconnaissance de la vie. Et le temps qui se dilate, l’instant devenant une éternité…<br />La plupart se sortent relativement indemnes de cette torpeur, l’ennui se change en routine, mais pour d’autres, c’est plus compliqué. Avoir mal à sa vie ne se guérit pas toujours aussi aisément.<br />Parmi les malheureux chroniques, mon voisin Fred. Je ne le connaissais pas suffisamment pour saisir les raisons exactes de son geste. Aussi, je ne saurai jamais pourquoi il s’est shooté une overdose un jour de juillet, un gun au poing au cas où cela ne fonctionnerait pas comme prévu. Mais aucune explication n’aurait pu justifier cela, me semblait-il, alors que de ma fenêtre donnant sur la cour intérieure de mon trois et demi de la rue Sainte-Angèle, je regardais les ambulanciers emballer son corps dans un sac.<br />Trois ans plus tard, c’était au tour d’Alex que je connaissais nettement mieux. Chez lui, j’ai toujours senti une fébrilité qui laissait deviner que quelque chose était brisé en dedans. Nous avions grandi ensemble, fréquentant la même école secondaire, et parfois les mêmes cours dont on nous expulsait plus souvent qu’à notre tour. Puis au cégep, nous jouions dans le même groupe de musique. Je m’étais alors détaché du monde, j’avais abandonné l’école, ne me levant plus que pour regarder des vieux épisodes de Star Trek sur une télé lilliputienne ou pour lire des bouquins qui, paradoxalement, m’enfonçaient encore plus profondément dans un sentiment de révolte sourde en même temps qu’ils me gardaient à flot. Lui? Il déconnait, semblait s’amuser, se passionnait pour le blues, allant même jusqu’à voyager pour trouver des disques rares.<br />J’étais sans doute trop obnubilé par mes propres névroses pour être en mesure de détecter celles des autres, aussi je n’ai jamais saisi à quel point sa douleur était vive, au-delà des apparences. <br />Puis un jour, le téléphone sonne. On t’apprend la nouvelle. Tu n’y crois pas. T’as déjà vu un mort. Quelques-uns, même. Et pourtant… Tu n’es plus réellement un adolescent, mais pas vraiment un adulte non plus, et la mort est toujours cette chose impossible. Une fiction. <br />Le jour des funérailles, les grands érables longeant l’allée du cimetière Belmont étaient bien vrais. Je me suis lentement laissé dériver vers le père d’Alex alors que nous marchions tous vers le lot où l’on allait enterrer les cendres. Le type que je connaissais un peu m’a regardé, et m’a souri. Comme s’il avait compris mon mélange de chagrin et de culpabilité. «C’est la faute de personne, tu sais. Il était malade, il avait mal.» Nous nous en voulions pourtant tous de n’avoir pas compris plus tôt que cette fêlure invisible qu’il dissimulait derrière la bravade et l’humour était à ce point insupportable.<br />Pour reprendre l’expression de Julien Gracq, nous naviguons tous sur des eaux étroites. Certaines fois, les berges remontent, deviennent des falaises menaçantes, et nous perdons de vue le paysage. Puis vient ce terrible effroi quand prend racine en nous le sentiment d’impuissance. <br />Le problème, c’est qu’à l’adolescence et au début de l’âge adulte, le temps se résume au présent. On croit que le courant s’arrête, que les rames de la barque ont été jetées par-dessus bord et que l’eau est stagnante. La peine semble éternelle, et on ignore qu’on pourra un jour descendre un peu plus en aval et retrouver les paysages qu’on croyait perdus. <br />Mais comment expliquer cela? Comment insuffler un peu d’espoir à ceux qui perdent l’innocence de l’enfance et n’ont pas encore assez vécu pour savoir…<br />Pour savoir, par exemple, où vont les canards quand le lac est complètement gelé.<br />C’est la question que pose Holden Caulfield à un chauffeur de taxi dans <em>L’Attrape-cœurs</em> de Salinger.<br />Que répondre, sinon qu’au fond, on se fiche bien de savoir où ils vont, ces putains de canards. Ce qui compte, c’est qu’au dégel, ils reviennent. Vous avez compris? Ils reviennent! </p>
<p>La semaine prochaine, dernier épisode: Les fantômes.</p>
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