Desjardins

Un million de façons de mourir (dernier épisode)

<p><u>Mes fantômes</u><br />Tu vas écrire quatre chroniques sur la mort? Ça va? T’es sûr?<br />Évidemment, tout le monde s’est inquiété quand j’ai commencé à parler de mon projet. J’ai menti à moitié en répondant que tout va bien.<br />À moitié, parce que dans la vie, ça va, oui, merci. Super bien, même. <br />C’est entre la mort et moi que ça ne va pas du tout. Je pense que c’est aussi votre cas, mais moi, ça ne va vraiment vraiment pas.<br />Mon premier problème avec la mort, c’est toutes les conneries qu’on dit à son sujet. Moi le premier, puisque j’ai dû répéter celle-ci au moins cent fois: la mort, c’est le grand égalisateur, c’est la seule justice, puisque tout le monde meurt. Pourtant, il n’y a rien de plus faux, puisqu’il existe un million de façons de mourir, dont certaines prouvent justement qu’il n’y a aucune justice, aucun égalisateur tout- puissant.<br />Mourir au bout d’une longue agonie ou écrasé sous le toit d’un édifice qui s’effondre sous le poids de la neige un beau jour de mars, cela n’a rien à voir. Rien de comparable non plus entre mourir à 5 et à 75 ans, entre mourir d’une cirrhose du foie et d’un accident de voiture, entre mourir d’un cancer dans une chambre miteuse et chez Michel-Sarrazin.<br />Je m’y attendais, j’ai reçu quelques lettres, entre douleur et colère, de lecteurs dont des parents ou amis sont morts dans un département de soins palliatifs beaucoup moins «classe» que chez Sarrazin (dont je parlais dans ma première chronique sur le sujet), où l’on accueille tout au plus 15 personnes à la fois. Et ailleurs, comme on me l’a douloureusement fait remarquer, il arrive trop souvent que l’on meure dans des conditions autrement pénibles. <br />Chambre minable, toilette partagée, intercom qui beugle sur nos têtes…<br />Il y a donc, comme je le disais, des morts plus ou moins absurdes, et une seule qui soit belle: partir dans son sommeil. C’est celle que je me souhaite, sans doute parce qu’elle relève du fantasme, de l’irréel.<br />C’est mon autre problème avec la mort: son irréalité. J’ai parlé ici de tabou, de la mort comme d’une chose impossible ou plus simplement d’une fiction. C’est que nous vivons dans une société obsédée par la santé, la performance, la jeunesse, la longévité. Dans ces conditions, comment conjuguer la mort autrement qu’au subjonctif? <br />Comme dans: s’il arrivait que je meure…<br />Et pourtant, ça va arriver.<br />Question irréalité, la chronique nécrologique n’arrange pas les choses non plus. Tous ces morts souriants, toujours aimés, jamais un mauvais mot à leur endroit, que des êtres extraordinaires, même les trous de cul meurent en pleine grâce.<br />Mon autre problème avec la mort: elle est hypocrite.<br />Et pour alimenter l’impression de fiction, dans la colonne des prières, G.M. me promet que si je dis neuf <em>Je vous salue Marie</em> par jour pendant neuf jours, que je fais trois souhaits (le premier pour les affaires, les deux autres concernant «l’impossible»), et que je publie ce même texte le neuvième jour, mes souhaits se réaliseront, même si je n’y crois pas.<br />Tiens, un autre problème avec la mort: elle rend débile.<br />Ce qui nous amène, rayon débilité, à mon pire problème avec la mort.<br />J’ai honte de l’avouer et on voudra sans doute m’interner après cette maladroite révélation: je vois des putains de fantômes. Pas des fantômes-fantômes. Pas des spectres à proprement parler. Juste des gens qui sont morts, sauf que là, ils sont bien vivants…<br />La première fois, j’étais dans un centre d’achats. Je tourne le coin, et devant le pet shop, je vois le père d’un de mes bons amis. Je connais le bonhomme depuis l’enfance, je modifie donc mon parcours pour aller le saluer. Presque arrivé à sa hauteur, je me rends compte que ce n’est pas lui. Même corpulence, même tête, et de loin, j’aurais juré que c’est bien lui. Sauf que c’est impossible: le père de mon ami est mort.<br />Depuis, cela m’arrive au moins deux ou trois fois par année. Et il me faut bien quelques secondes, à chaque épisode de cette macabre méprise, pour que mon cerveau «compute» l’information: ça se peut pas, il est mort, tu hallucines.<br />Mais entre-temps, le mal est fait: pendant une seconde, dans ma tête, il était vivant. L’impression d’être dingue, comme une sorte de déjà vu insupportable qui me plonge dans un état pas possible… Alors imaginez un peu la gueule que je tirais quand cela m’est arrivé avec le fantôme/sosie de mon père qui, finalement, ne lui ressemblait même pas tant que ça.<br />Tu finis avec ça? Quatre chroniques sur la mort, et tu termines avec des conneries de fantômes, Desjardins? Tu finis en nous avouant ce que la moitié de ceux qui te lisent soupçonnait déjà: que t’es dingue?<br />Ben oui, je termine avec ça. Une fin abrupte, comme la mort, souvent. <br />Je ne suis pas complètement fou, par ailleurs. Seulement, je prends probablement mes désirs pour des réalités.<br />Je suis comme vous, à l’image de la société. En froid avec la mort. <br />Je la refuse. Je la réfute.<br />Sauf que je me soigne. Pas en me tournant vers Dieu, pas en m’appuyant sur une idée de vie après la mort. C’est même tout le contraire.<br />Comme seul antidote à l’angoisse de notre inévitable fin, je n’ai trouvé qu’une chose qui vaille. Vivre du mieux que je peux.</p>
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