Desjardins

Envie d’y croire?

<p>Il fait beau mais froid, la température habituelle à San Francisco. Petit matin sur la terrasse de La Boulange de Polk. C’est le genre d’endroit de facture simple où j’aurais sans doute mes habitudes si je vivais dans le coin. La bouffe y est basique, mais parfaite. Le décor rustique, sans verser dans la caricature. J’attends dehors tandis que Sophie passe la commande de notre déjeuner au comptoir. J’observe les gens, épie leurs conversations: c’est mon passe-temps favori en voyage. Juste à côté, une femme sort son attirail de maquillage tout en discutant avec les deux hommes qui l’accompagnent. Je suis fasciné. Non par cette femme en particulier, mais par ces rituels de beauté que la plupart des femmes répètent sans hésitation, avec assurance, et qui me sont à la fois si familiers et si étrangers. Des gestes purs, pratiqués dans un état qui ressemble, de l’extérieur, à une sorte de transe. <br />Trêve de considérations mystiques sur les phénomènes de séduction, je replonge dans le <em>San Francisco Chronicle</em> de ce matin-là, où l’on cause non pas de femmes, mais de flamme. L’olympique qui s’en vient en ville, son seul arrêt en Amérique, destination toute désignée vu la fraction de la diaspora chinoise qui y réside. On prévoit déjà des manifs, mais on ignore encore que l’événement, ailleurs, va tourner à l’émeute, qu’on fera atterrir la flamme ici en secret, en pleine nuit, et que quelques grimpeurs se hisseront dans les haubans du Golden Gate pour y étendre une banderole <em>Free Tibet</em>*.<br />Pour l’instant, rien de tout cela ne transpire. San Francisco vit son petit quotidien dans ce qu’on pourrait qualifier d’intranquillité. J’emprunte l’expression à Pessoa pour décrire ce qui n’est ni l’explosive frénésie des New-Yorkais ni la torpeur des petites et moyennes bourgades du Sud. Tout se fait ici dans une sorte de mouvement rapide, mais avec une telle souplesse qu’on a l’impression que chaque mouvement est décomposé, à la fois vite et lent. <br />Cette manière de bouger et d’envisager le monde explique peut-être la distorsion de la réalité qui s’opère dans le regard des citadins. À commencer par leur obsession d’un trafic automobile… presque inexistant. On se demande d’ailleurs pourquoi les cyclistes y organisent leur rassemblement <em>Critical Mass</em> tous les derniers vendredis du mois, afin de rouspéter contre la trop grande présence automobile en ville. Trop d’autos? Ah ouin? Où ça? <br />Attablé devant un plat de sushis, Glen, un courrier à vélo qui semble avoir franchi la quarantaine depuis un bon moment, explique: ça a déjà été bien pire, mais depuis l’éclatement de la bulle des technos et avec le ralentissement économique, les gens viennent moins en ville en voiture, c’est vrai, c’est beaucoup moins pire. <br />En témoignent une circulation plus fluide sur le Golden Gate que sur le pont Pierre-Laporte les deux fois que nous le franchissons en voiture – dont une à l’heure de pointe –, la facilité à se déplacer en ville à toute heure, et aussi l’aisance des autobus (très nombreux et très efficaces, souvent électriques) à respecter leur horaire qu’on peut suivre sur de petits panneaux lumineux dans les abribus. Parcours 45, rue Van Ness, arrivée prévue dans 2m33s. <br />Un autobus qui ne coûte que 1,50 $, offre un billet de correspondance valide plusieurs heures dans toutes les directions sur tous les parcours. Vous voulez d’autres incitatifs à l’utilisation des transports en commun?<br />Pourquoi pas une ligne téléphonique où un être humain, vivant, vous répond quand vous lui demandez la fréquence de tel ou tel parcours ou reçoit vos plaintes en cas de problème. <br />C’est là qu’est le nerf de la guerre. Des politiques concrètes, au-delà de la conscientisation et de la bullshit du «chaque petit geste compte», une volonté de changement qui se voit au lieu de seulement s’entendre chez nos décideurs. C’est ce que j’expose à Jason, un type assis à la table voisine de la nôtre dans un café de Haight-Ashbury. Lui nous félicite pour nos politiques en matière d’environnement, et moi je me fends d’un sourire large comme ça en lui exposant les résultats des études qui prouvent que malgré toutes nos prétentions, nous sommes encore bien loin d’être aussi verts que nous le croyons et le laissons croire au reste du monde. <br /><em>You’ll see, it’s getting better all the time</em>, me dit-il, visiblement convaincu, citant les Beatles, époque Sergent Pepper. Un emprunt presque hilarant tandis que nous nous trouvons au cœur de ce Disneyland hippie où, au coin de la mythique intersection du Summer of Love, se trouve désormais un Ben & Jerry’s qui sert de la crème glacée aux cerises Cherry Garcia**.<br />La rengaine baba cool de Jason m’agace, évidemment. Je lui oppose mon cynisme très East Coast, ma théorie sur les forces d’inertie, mais au bout de quelques jours sur la côte ouest, et surtout à San Francisco, je finis par comprendre comment il peut croire aussi facilement. D’où vient cette confiance. <br />C’est qu’il y a dans cette ville un virus. Un truc qui donne envie de croire. Mieux, il y a cette volonté, réelle, au-delà de l’effet de mode et du prêchi-prêcha écolo. Volonté en partie incarnée par le maire <strong>Gavin Newsom</strong> (à l’origine de la reconnaissance des mariages gais et d’une politique d’inclusion des immigrants illégaux), un politicien téméraire qui n’hésite pas à aller contre certaines volontés populaires pour faire avancer sa ville, en équilibre entre l’économique et le social, le développement et la préservation. Le genre de type qui fait mentir les extrémistes de gauche et de droite, sachant faire fructifier ce qu’on croit être un poste de dépenses.<br />J’ai envie de dire qu’ici, à une autre échelle, c’est un peu ce qu’on attend de Régis Labeaume. <br />Il y a d’ailleurs plusieurs traits communs entre ces deux maires, dont leur inclination vers l’entrepreneurship, leur désir de réduire le fardeau administratif, mais aussi leur propension à parler un peu trop vite. <br />Reste à voir maintenant si nous, comme population, nous avons suffisamment envie d’y croire, comme c’est le cas à San Francisco. Et là, permettez-moi d’être à nouveau très East Coast, mais j’ai comme un doute. </p>
<p>*Cette chronique est écrite le mardi 8 avril, la veille du passage de la flamme à San Francisco. J’ignore donc pour le moment comment tout cela finira. La flamme dans un tramway, pour échapper aux manifestants menés par Richard Gere et les Beastie Boys?</p>
<p>**Pour ceux qui ne la pogneraient pas: Jerry Garcia était le leader des Grateful Dead, figure indissociable du quartier Haight-Ashbury. Notez que malgré l’ironie relevée plus haut dans le texte, j’aime d’ailleurs beaucoup mieux cette saveur de crème glacée que la musique des Dead, groupe infiniment surestimé, surtout par ses fans dont les plus obsédés les suivaient partout. On attribuera à ceux-là le surnom de Deadheads. Mais bon, comme ils étaient défoncés à l’os la plupart du temps, on leur pardonnera la faute de goût. <br /></p>