<p>Les premiers pas sont généralement annonciateurs du ton que prendra une sortie de course à pied. Rarement des jambes empesées se découvriront-elles une légèreté soudaine, sauf peut-être à ce temps-ci de l’année où la ville se déglace subitement, où l’on redécouvre sa topographie ensevelie et ses personnages qui se tapissaient chez eux durant l’hiver.<br />La fatigue est alors rapidement oubliée. On baisse un peu la garde, on cesse de chercher au loin ces traîtresses plaques de glace, puis voilà le pas qui se fait léger, et les idées qui reviennent nous gambader dans la tête. Tout irait bien, si ce n’était de ce damné genou. Une blessure que j’ai trop longtemps laissée moisir, sans trop m’en soucier, me disant que la chose disparaîtrait d’elle-même. Sauf qu’aujourd’hui, elle m’empêche de profiter pleinement de ma course, et même en vélo, je parviens difficilement à développer autant de puissance qu’avant…<br />Mais qu’importe, il fait beau, des enfants bouchent les craques des grilles d’égout de mille brindilles et feuilles en décomposition, les beaufs astiquent leurs bazous et les dizaines de poussettes font le même ballet d’évitement des trous d’eau au son de roues de plastique qui crissent sur le gravier et le sable qui couvrent les trottoirs.<br />Je longe d’abord le Parc Cartier-Brébeuf pour le découvrir éventré à l’ouest, la petite mais fougueuse rivière Lairet venant faire claquer ses langues d’écume contre les flancs d’un canal qui ressemble à une opération à cœur ouvert pratiquée dans la cuisine d’un bouge de Tijuana. À gauche sur Pointe-aux-Lièvres, je traverse le pont qui m’amène vers la zone de désolation industrielle qui longe la rivière Saint-Charles à cet endroit, traverse la 4e Rue, passe la Croix-Rouge, et au Ultramar, j’oblique vers le quartier Saint-Sauveur.<br />C’est là que j’atteins ma vitesse de croisière, le souffle régulier, mon cardiofréquencemètre indique 155 battements à la minute. Un rythme confortable, assez, du moins, pour que reviennent me hanter les chiffres du journal du matin.<br />Augmentation catastrophique du prix des denrées alimentaires de base, crise en Haïti, émeutes un peu partout dans le monde, intervention du gouvernement au Mexique pour contrer la crise du maïs dont le prix a été dopé par les marchés, <em>because </em>l’éthanol. Sans compter que «l’Italie qui en repince pour Berlusconi» (dixit Libération) en est venue à préférer un truand à un gouvernement de gauche sous lequel le pays a vu le prix des pâtes presque doubler. Devenus importateurs de produits de base en raison d’une inévitable mondialisation, voilà le tiers-monde et une fraction grandissante des pays «développés» pris en otage par ce libre marché qui devait pourtant les sauver de toutes les faillites.<br />Et pendant ce temps, je cours. Et nous courons, au sens métaphorique cette fois, c’est-à-dire que nous continuons notre petit bonhomme de chemin en regardant tout cela dans le rétroviseur, comme on regarde furtivement le raton-laveur qu’on vient de frapper sur l’autoroute faire des vrilles dans la lueur des feux de position. La stupeur faisant vite place à l’indifférence. Car lorsqu’on roule à plus de 100, faut bien regarder devant.<br />Rue Saint-François Ouest, les jolies petites maisons me font du plat. <br />C’est à peine si je les remarque, mon esprit obnubilé par les réponses cinglantes de Jean Ziegler*, de l’ONU, à cette question qui revient sans cesse depuis quelques jours: comment a-t-on pu ne pas voir venir la crise?<br />Par simple aveuglement, peut-on résumer. Les réponses de Ziegler, et celles d’autres experts qu’on se met soudainement à écouter même s’ils hurlent depuis un bon moment, décrient un ethnocentrisme occidental, le mépris des spéculateurs, mais aussi les subventions des gouvernements – canadiens, états-uniens ou autres – aux cultivateurs industriels, venues fucker le marché.<br />Coin Saint-Joseph et Langelier, je traverse sur la rouge, d’un pas leste, puis m’enfonce dans la foule de badauds qui profitent du soleil. <br />Des bribes de conversations franchissent la barrière sonore de mon iPod, qui me propulse un bon vieux Elvis Costello dans les oreilles. <br />Je surfe sur les vies de tous ces gens, sans m’en préoccuper, comme on parcourt la section internationale du journal.<br />J’ai l’air d’exagérer, et pourtant, une étude relevait récemment que si les médias américains n’ont jamais aussi peu couvert les affaires du monde, le public déplore que l’espace qu’on leur accorde soit encore trop important.<br />Ces sombres ruminations sur le confort et l’indifférence sont interrompues par un rappel de la nature. Mon genou, le crisse, je le sens non pas douloureux, mais tendu. Instable. Je me concentre donc sur ma foulée afin d’appliquer également la pression et de bien placer mon pied lors du contact avec le ciment sablonneux.<br />Me voilà qui paye pour mon manque de vigilance envers cette petite blessure devenue problème chronique. Voilà mon plaisir de courir, de rouler, diminué par mon inattention, mon manque d’une discipline qui, si j’avais suivi à la lettre les recommandations des physios, m’aurait permis de guérir rapidement.<br />Mais j’ai préféré laisser les choses aller, croyant que tout s’arrangerait tout seul. Comme si guérison et pensée magique étaient synonymes.<br />La situation s’améliore alors que je traverse le pont de la 3e Avenue, plonge dans le Vieux-Limoilou jusqu’à la 22e Rue, puis m’arrête. L’autre genou m’élance à son tour tandis que je marche pour me détendre un peu.<br />De retour à la maison, venu le moment de m’étirer, je jette un œil au journal demeuré ouvert sur la table de la cuisine. Les mêmes titres dévastateurs m’assaillent.<br />Pour une fois, j’ai l’impression d’être sur un pied d’égalité avec les économistes. Car voyez-vous, si je ne connais rien aux choses de l’argent, à la spéculation, aux Bourses, aux marchés, il semble que même les experts sont complètement dans le champ, eux aussi. <br />Certains sont même assez joviaux pour croire que la crise se résorbera d’elle-même, ou enfin, à l’aide d’un petit cataplasme ici et là. Mais bon, comme je le disais, je n’y connais vraiment rien, alors j’ai une question qui trahit mon extrême naïveté pour ces primesautiers analystes:<br />Libre marché et pensée magique, ça fait longtemps que c’est des synonymes?</p>
<p>*Ziegler est le rapporteur spécial pour le droit à l’alimentation du Conseil des droits de l’homme de l’ONU.<br /></p>
Le jogging comme allégorie de l’économie mondiale
David Desjardins
Je ne cours pas! Enfin, je ne cours plus. J’ai déjà couru, mais plus maintenant. Depuis que cette saloperie d’arthrose s’est emparée de mes vieux os, chaque pas de course est une torture.
Alors je marche. C’est moins souffrant et tout aussi satisfaisant. Et puis, depuis que je marche au lieu de courir, le temps n’a plus la même importance. La lenteur est un état qui s’impose aux choses. Quand on cesse d’aller vite, on dirait que les choses elles-mêmes ralentissent.
Peut-être que c’est ce dont notre monde aurait besoin. Ralentir. Cesser cette course folle qui entraîne tout dans un tourbillon frénétique qui nous empêche de bien voir les choses. De prendre le temps de les comprendre et de les apprécier.
Mais notre société méprise la lenteur. On n’y voit toujours que paresse et fainéantise. Comme si prendre son temps nous en enlevait. Cette crise alimentaire mondiale est l’ultime reflet de cette hantise que nous avons de la lenteur.
N’est-ce pas pour satisfaire ce besoin de vitesse que nous sacrifions tous ces aliments qui servaient depuis toujours à faire marcher notre corps? Pour alimenter nos bagnoles, nous affamons des peuples entiers. Pour aller toujours plus vite, nous freinons le développement de ces communautés comme pour éviter qu’elles nous rattrapent. Si bien que nous ne puissions plus les voir dans notre rétroviseur.
Ainsi, nous avons l’impresion qu’ils n’existent plus. C’est Einstein qui avait raison. La vitesse finit par déformer les choses ou du moins leur apparence. Et c’est ce monde diforme que nous tentons d’imposer comme seule image de la réalité. Épuisant vous dites?
Je n’ai rien contre ceux qui courent ou qui doivent courir pour survivre. Le hic, c’est que tôt ou tard l’épuisement les guette. Autant physiquement que mentalement. Il y a une foule de mots et d’expressions pour exprimer ce genre de lassitude psychologique mais ce n’est pas le sujet du jour à proprement parler.
Seulement il faut prendre garde. Il est tout à fait inadmissible de vouloir donner 150% de sa capacité intellectuelle, physique etc. quand on sait qu’on ne peut fonctionner normalement qu’avec 85% environ, ce qui est déja un exploit en soi! On ne peut pas donner ce que l’on ne possède pas. C’est de la démesure et en ce sens j’approuve totalement le commentaire qui précède le mien. On peut se garder en forme par des activités toutes autres que les excès qui sont finalement des besoins que l’on s’est créé soi-même pour mille et une raisons.
Personnellement je m’arrange pour ne pas ankyloser avec une alimentation appropriée. Je ne me fais plus du sang de cochon pour ce qui n’en vaut plus la peine. La performance à tout prix? J’ai déjà écrit là-dessus tout ce que j’en pense. Je parle évidemment de la performance qui tue à petit feu et qui transgresse la genèse de la physiologie du corps et de l’esprit. Ces deux entités se révoltent quand on les pousse au-delà du pouvoir de concentration.
Je crois qu’il est possible de se réaliser sans devoir toujours se placer en concurence avec quelqu’un ou quelque chose. Il faut savoir éviter les problèmes avant d’en devenir un soi-même.
Tu as bien raison de dire que l’on doit bien regarder en avant à rouler à une telle vitesse mais c’est à rouler vite que l’on ne s’arrête pas à temps quand il arrive un raton sur notre chemin… et qu’on le percute. On ne se demande surtout jamais d’où il venait ni où il allait. Ce n’est qu’un raton-laveur.
étrange constat mais je crois qu’il en est de même pour le monde en général.
il écrasera encore bien des ratons, sans se retourner à temps pour se dire qu’il aurait peut-être valu rouler moins vite finalement.
Comment demander à ceux qui dirigent le monde (l’énorme bolide hyper-puissant dans lequel ils semblent s’être installés avec grand confort et indifférence), aveuglés par le pouvoir, de se préoccuper de simples ratons-laveurs et de ralentir leur course pour des valeurs vivantes plutôt que matérielles et « économiques »?
La vitesse a son prix à payer. L’aveuglement qu’elle fait naître sur le paysage qui défile aussi a son prix.
Tout comme l’intensité que l’on accorde à une quelconque passion brûlante.
On l’apprend à ses propres dépends la plupart du temps.