<p>Les essais les plus passionnants sont souvent ceux qui parviennent à m’infliger quelques claques sur la gueule, mais avec une telle intelligence que j’en redemande.<br />Pur masochisme intellectuel? Disons une préférence à être ébranlé dans mes convictions plutôt qu’à y être gentiment reconduit.<br />Parfait petit bréviaire de la déconstruction de tous les mythes de la contre-culture, <em>Révolte consommée</em> de Joseph Heath et Andrew Potter (Trécarré, 2004) entre dans cette catégorie. Une lecture non seulement déstabilisante, mais absolument essentielle en ce 40e anniversaire de mai 68.<br />Tandis qu’on célèbre Debord et Baudrillard, mais surtout, qu’on se questionne sur la récupération des idéaux libertaires par le marché, Heath et Potter prennent le problème à l’envers, affirmant que ces idéaux n’ont pas été avalés par le marché autant qu’ils ont convergé avec lui, donnant ainsi au capitalisme un souffle inespéré.<br />Individualisme et individualité ne sont alors devenus qu’une seule et même chose.<br />Au lieu de n’accuser que la férocité de la pub ou la voracité des grandes entreprises, qu’ils ne nient pas non plus, les deux universitaires s’emploient plutôt à mesurer l’incidence de la critique de la société de masse sur l’accélération des modes de consommation, tandis qu’elle s’est avérée cruellement inefficace à réellement améliorer le monde.<br />Ainsi, selon eux, rien de tout ce que la contre-culture proposait comme étant subversif ne l’était réellement. La preuve: au lieu d’ébranler le système, ces tentatives de subversion ont surtout servi de moteur au capitalisme. L’idée est loin d’être nouvelle, en ce sens qu’on mesure depuis déjà longtemps, par exemple, l’influence de la révolution sexuelle sur la prolifération de la pornographie, qui trouve de nombreuses justifications dans l’idée de la réappropriation du corps.<br />Sauf que Potter et Heath vont encore bien plus loin, professant que si la critique de la société de masse signifiait qu’il fallait s’en démarquer, cette tentative de s’extraire du conformisme n’a créé qu’une nouvelle forme de conformisme dans la différence, plus grave encore, puisque celui-là, de par sa nature, doit se renouveler sans cesse. En bref, à toujours vouloir être différent, à mettre de l’avant l’expression individuelle, on finit par créer un cycle d’obsolescence toujours plus rapide dans la manière d’exprimer cette différence: en consommant.<br />Mais ce à quoi les auteurs de ce livre s’emploient avec le plus de justesse, c’est à montrer comment la subversion par le mépris de toutes les représentations du «système» (lois, règlements, uniformes, religion, institutions scolaires et médicales, etc.) s’est avérée d’une stérilité mortifiante. Au fond, disent-ils, sans jamais véritablement ébranler le système, ce mépris n’a finalement fourni qu’un prétexte à d’éternels adolescents pour défendre leur droit de faire le party (merci les Beastie Boys).<br />Le péché mortel des rebelles de la contre-culture, c’est d’avoir voulu détruire le système plutôt que de le réformer. D’autant que les solutions qu’ils proposaient, bien que romantiques, renvoyaient le plus souvent au chaos, ou tenaient de la pensée magique voulant qu’une fois toutes les consciences modifiées, tout le monde il serait beau, tout le monde il serait fin.<br />C’est ainsi qu’en quelque 400 pages, les auteurs passent à la moulinette les écolos du «chaque petit geste compte», les amateurs de philosophie orientale bon marché en proie à l’exotisme de pacotille, les casseurs de pub et tous les conspirationnistes anticapitalistes. Ils en relèvent – avec un sens de l’ironie parfois un peu agaçant, mais aussi avec une efficacité redoutable – toutes les contradictions, les mensonges, les extrapolations douteuses, ne laissant souvent derrière eux qu’un tapis de cendres.<br />À première vue, on serait tenté d’assimiler ces ex-punks de banlieue devenus profs d’université à la vague d’ex-marxistes reconvertis en chantres du néolibéralisme qui sévissent dans la presse (bonjour M. Dubuc, allo Mme Gagnon!), mais on s’aperçoit rapidement que ce serait là une grossière erreur.<br />En fait, si Heath et Potter entretiennent de nombreux griefs à l’endroit des soixante-huitards et de leurs rejetons altermondialistes, c’est surtout parce qu’ils considèrent que l’idéologie contre-culturelle est le principal frein au progressisme de gauche.<br />Voici en gros ce qu’ils reprochent aux tenants de la destruction du système, à Naomi Klein, à tous les cyniques finis, aux brouilleurs de culture et autres enfants de mai 68 qui ont fait du magazine <em>Adbusters</em> la nouvelle bible: ils n’ont aucune solution viable à proposer.<br />Pour eux, le système est mauvais, alors il faut le détruire. Mais pour Heath et Potter, au contraire, la seule solution aux problèmes du capitalisme est de l’améliorer.<br />Comment? En cherchant toutes ses failles, et en s’employant, par la politique, à les colmater une à une. L’abolition de toutes les règles («Il est interdit d’interdire!»), l’utopisme béat et le rejet de toutes les structures sont selon eux répréhensibles, tout simplement parce qu’ils n’ont rien à offrir de constructif.<br />Par exemple, en ce qui concerne les altermondialistes, les auteurs déplorent qu’ils rejettent toute la mondialisation des marchés (impossible à renverser), alors qu’il serait beaucoup plus utile, notamment, de s’employer à dénoncer les subventions aux agriculteurs industriels en Amérique et en Europe.<br />Leurs solutions de rechange ne sont cependant pas toujours aussi potentiellement consensuelles. Impôt progressif, réduction de la semaine de travail (puisque la seule manière de ralentir la course à la performance est de légiférer en ce sens), lois plus sévères concernant la chirurgie esthétique, la taille des voitures, les droits de scolarité, et pourquoi pas, pour modérer la pub, une restriction de la fiscalité des entreprises quant aux dépenses déductibles dans ce domaine.<br />Bref, on est loin des louanges de la création de la richesse, de la productivité et autres avatars néolucides.<br />La seule chose que les auteurs omettent de dire, et c’est primordial, c’est que la génération de mai 68 et du <em>Summer of Love</em> a aussi changé la face du monde pour le mieux.<br />Malgré ses innombrables défauts, malgré ses contradictions, ses mensonges, ses promesses non tenues, elle a instillé chez plusieurs peuples, à très grande échelle, le désir d’une réelle justice, d’une réelle égalité des chances, des choses qui animent aussi la gauche plus pragmatique dont font partie Heath et Potter.</p>
Que voilà une révolte bien consommée.
C’est bien beau les claques sur la gueule mais…
« La guerre, la guerre, c’pas une raison pour se faire mal. »
Il est rare que l’on retire de nos bons coups de grandes leçons. On en retire la plupart du temps un orgueil démesuré et mortifiant.
De cette chronique, par contre, je crois que tu as le droit d’être satisfait car elle est appel à la transcendance. Elle est une deuxième opinion humble et porteuse d’espoir.
Car lorsque l’on arrive à réaliser ses propres faiblesses (véritablement) c’est que l’on est prêt à assumer en même temps ses plus grandes forces et ses plus lumineuses inspirations… un souffle inespérée vers l’accomplissement du soi et de réalisations constructives, non seulement pour soi-même mais pour tous les siens.
Pessoa a écrit quelque chose d’émouvant un jour… envahi d’intranquillité.
« Je considère, telle une vaste contrée sous un rayon de soleil perçant brusquement à travers les nuages, toute ma vie passée; et je constate avec une stupeur métaphysique, à quel point mes actes les plus judicieux, mes idées les plus claires, mes projets les plus logiques, n’ont rien été d’autre, en fin de compte qu’une ivresse…, une folie naturelle, une ignorance totale. Je n’ai même pas joué un rôle: mon rôle, on l’a joué pour moi. Je n’ai été que ses gestes.
Tout ce que j’ai fait, n’est qu’une forme de soumission, ou bien à un être factice que j’ai cru moi, parce que j’agissais en partant de lui vers le dehors, ou bien au poids de circonstances que je crus être l’air même que je respirais. Je suis, en cet instant de claire vision, un être soudain solitaire, qui se découvre exilé là où il s’était toujours cru citoyen. Jusqu’au plus intime de ce que j’ai été, je n’ai pas été moi (ici je nuancerais et dirais pas entièrement moi, si bien sûr, c’était moi qui parlait!).
Il me vient alors une terreur sarcastique de la vie, un désarroi qui dépasse les limites de mon individualité consciente.. Je sais que je n’ai été qu’erreur et égarements, (…).
Et l’impression que j’ai de moi-même est celle d’un homme se réveillant d’un sommeil peuplé de rêves réels, ou d’un homme réveillé, par un tremblement de terre, de la pénombre du cachot à laquelle il s’était accoutumé. »
Comme quoi, la poésie est souvent près de ceux qui savent se reconnaître, malgré les voiles que la condition humaine hisse malheureusement trop souvent sur nos yeux d’éternels errants…, aussi lumineux qu’ils le sont.
Mais à partir de là, faut vouloir améliorer les choses réellement et le faire, à la mesure de notre propre volonté et de notre propre amour pour la culture et son effervescence véritable…
À ta manière, je crois que tu es arrivé à le faire.
Je crois en fait que TOUS, à notre manière, nous sommes capable de le faire.
Excellent texte! Un peu de nuance et de subtilité. J’ai particulièrement aimé le terme »avatar néolucide ». Il faut dépasser les modèles actuels et en créer de nouveaux!