Desjardins

Chronique esthétique et vaguement mystique

<p>L’ÂME D’UN QUARTIER – J’entendais l’autre jour à la radio le maire Labeaume dire qu’il manque un truc à Saint-Roch: une âme. Disons que c’est une demi-vérité. Pour la trouver, faut prendre le temps de regarder un peu. Et surtout, s’écarter du sentier trop bien battu du Nouvo Saint-Roch, où l’opulence un peu trop concentrée (à quand les commerces de proximité pour aérer cela un peu?) côtoie l’indigence d’une certaine faune locale dans un mélange de gêne et de dégoût réciproques.<br />Mais de l’âme, ce quartier en déborde. Suffit d’ouvrir les yeux.<br />Rue Saint-François, le jour vacille, trois ti-culs noirs comme le Congo dansent, jouent et crient dans le petit parc, leurs yeux exorbités de bonheur, des billes blanches comme des phares dans la nuit qui vient. <br />Devant le bar Le Dauphin, une sorte de Marjo fatiguée drague sans trop y croire un type dont les avant-bras musculeux sont constellés de tatouages louches. Une gang de punks se colle le nez sur les grandes vitrines de La Casbah pendant qu’à l’intérieur, un public déchaîné fait la fête à un groupe de ska. D’intrigantes statues articulées semblent nous envoyer la main devant Le Cercle. Une femme entre chez Pantoute pour y réclamer le livre dont elle a entendu parler en écoutant Nuovo à la radio, ou était-ce Lacombe, elle ne se souvient plus. Ni du titre du livre, d’ailleurs. À une des tables de La Boîte à pain, des types s’agglutinent pour regarder un truc qui les fait sourire sur l’écran du <em>laptop </em>de l’un d’eux. Trois enfants en pantalons de treillis militaire (on dirait des mini-flics!) se chamaillent devant l’épicerie. En se donnant des baffes, ils perdent l’équilibre et tombent. Ils rient comme des cons. Et là, des gars à vélo qui font de l’esbroufe en survolant une volée de marches devant l’église. Et ici, des sorcières de filles qui défilent en exhibant leurs charmes comme on lance des mauvais sorts aux garçons afin de les rendre dingues. Derrière l’Hôtel Beauséjour, des estivants sortent sur leur galerie pour fumer, un verre de vin à la main, pendant que, assis sur le muret de pierre qui leur fait face, deux gars fument un joint. Et peut-être avez-vous vu cette vieille femme qui pousse son cortège de paniers d’épicerie remplis de bouteilles et de canettes vides? Peut-être avez-vous vu les profondes rides qui burinent son visage tanné par la fatigue, comme si elle avait trop souri, ou trop pleuré, qui sait?<br />Le problème de Saint-Roch n’est donc pas tout à fait qu’il manque d’âme, mais qu’il n’a pas l’âme qu’on lui voudrait: propre, joyeuse et sécuritaire, idéale pour les touristes de la banlieue.<br />Enfin, disons simplement qu’elle n’a pas l’âme que lui souhaitent ceux qui confondent revitalisation et eau de Javel.</p>
<p>LES LAIDS – Ils sont nombreux à évoquer la dérive de la libération des corps qui fut l’une des revendications des soixante-huitards. Ils sont moins nombreux à décrire toute la latitude de la misère sexuelle et amoureuse qu’a provoquée cette dérive.<br />Comme l’exposent les auteurs de <em>Révolte consommée</em>, un essai à propos duquel j’écrivais la semaine dernière, la contre-culture n’est guère plus qu’un moteur économique qui alimente le capitalisme au lieu de vraiment chercher à le réformer.<br />Et il en va de même pour le sexe.<br />C’est-à-dire qu’on a bien libéré les corps d’une certaine manière, mais en propulsant cette nouvelle liberté dans les ornières du marché. Tout le monde est libre de choisir, mais comme on le ferait avec ses fruits et ses légumes à l’épicerie. On prend les plus frais, les plus beaux, les plus luisants. Mûrs mais pas trop. On ignore les autres, laissés sur les étals. Les pommes que l’on enduit de cire pour les rendre plus attrayantes répondent donc aux mêmes impératifs que les peaux que l’on étire pour les rendre plus désirables.<br />La beauté intérieure? Un mythe, ou tout au plus, du <em>wishful thinking</em>.<br />Dans <em>Les Particules élémentaires</em>, Michel Houellebecq exposait parfaitement cette réalité: le socialisme exclut le corps, toujours en proie au capitalisme sauvage du désir qui, lui, est alimenté par une imagerie «photoshopée» qui ne laisse aucune place aux défauts.<br />Pourtant, quand vient le temps de décrire la dérive, on ramène encore et toujours les adolescentes insatisfaites de leurs corps ou l’hypersexualisation de l’univers médiatique, mais jamais ou presque n’aborde-t-on ce drame qu’est la laideur, la vraie, dans un monde qui vénère la beauté.<br />Sans doute parce qu’on ne pourra jamais mesurer le tort causé aux laids, la décence et la nature subjective de la beauté interdisant qu’on les montre du doigt et les compte pour établir des statistiques.<br />Qui osera dire: tiens, toi, tu es laid, raconte-moi ta vie de merde?<br />Et pourtant, c’est là qu’est le plus grand malheur. Car non seulement les exigences de la séduction condamnent les laids à être ignorés, cruellement boudés et mis de côté jusqu’à la solitude, mais en plus, parce qu’il est impossible à quantifier et ne peut donc pas être le sujet d’une étude, leur drame n’existe même pas.</p>
<p>DIEU DU CUL – Toujours au rayon de la dérive sexuelle, notre obsession grandissante pour les choses du cul en général. En témoigne ma boîte de spam au bureau: <em>Enlarge your penis</em>, <em>Best deals for viagra and cialis</em>, <em>Natasha wants to meet you</em>, <em>Enhance your orgasms</em>, etc.<br />Le blâme, c’est au marché qu’on le fera porter: recherche de performance, compétition, une sorte de course aux armements afin de déterminer qui aura la plus grosse, la plus longue, la plus dure, et qui jouira le plus fort.<br />Sauf qu’il y a un truc qu’on oublie. Et ce truc, c’est Dieu.<br />Depuis sa mise à mort, nous avons cherché mille manières d’aspirer à une quelconque forme de transcendance. L’art en est. La consommation débridée aussi.<br />Reste qu’en l’absence de Dieu, le sexe est ce que nous avons trouvé de plus efficace et universel pour rendre la vie supportable et, ne serait-ce que l’espace d’un moment, oublier la mort.<br />Et c’est ainsi qu’une société qui voulait élargir le champ de sa conscience se consacre plutôt à l’élargissement des queues.</p>