<p>Le petit bateau-pilote fend l’eau à une vitesse de 28 nœuds. <br />Direction: une cible mouvante au beau milieu du fleuve.<br />À bord, le capitaine <strong>Yvon Laroche</strong> tient la barre avec la nonchalance du vieux baroudeur qui en a écumé d’autres. Cheveux gris en bataille, coupe-vent noir, légère surcharge pondérale, l’œil rieur. Le bonhomme a l’air bourru, mais il se prête pourtant au jeu du reportage avec plus d’enthousiasme qu’il n’en faut.<br />On devine que c’est le genre de type qui, s’il vous aime bien, fera tout pour vous aider, mais qu’il est aussi sans doute préférable de ne pas trop lui casser les pieds.<br />Heureusement, on s’entend tout de suite très bien lui et moi. Surtout quand je lui expose mon plan: une série de chroniques sur les gens et les métiers invisibles qui font pourtant partie de ce que j’appelle un peu pompeusement le folklore contemporain de Québec. Ce qui constitue son quotidien, mais dont on oublie jusqu’à l’existence, question d’habitude.<br />On commence donc ici, sur le fleuve. Pas le fleuve mythique, pas le symbole. Le fleuve des travailleurs, la voie maritime commerciale.<br />L’engin à bord duquel on m’a invité est confortable, la cabine impeccable, les sièges moelleux, semblables à ceux qu’on trouve dans les autocars de luxe. Sur le pont, à l’arrière, l’unique matelot regarde au loin, perdu dans ses pensées, et à ma gauche, le pilote que nous transportons a faim.<br />«J’espère qu’il y aura des hindous à bord, on aura un bon curry pour le dîner», lance-t-il au capitaine qui répond d’un simple sourire.<br />C’est le secret le mieux gardé de Québec: il existe un formidable réseau de restaurants ethniques sur le Saint-Laurent. Un réseau cependant exclusif, réservé aux pilotes du fleuve qui guident les navires à bon port.<br />«Quand on monte à bord, on mange la même chose que l’équipage», explique celui-là.<br />Nous arrivons face à un navire de taille moyenne comme on en aperçoit tous les jours en posant le regard sur le fleuve. Notre destination est en mouvement, et le restera. Le capitaine Laroche s’approche, réduit considérablement la vitesse, puis fait lentement faire un tête-à-queue à son embarcation. Nous évoluons maintenant en parallèle avec le navire dont nous nous rapprochons afin d’arriver à la hauteur d’une échelle où l’on procédera à l’échange des pilotes.<br />Le soleil sort de derrière les nuages, mais la coque du navire nous fait de l’ombre.<br />Les deux bateaux sont maintenant côte à côte, toujours en mouvement. <br />Le pilote nous salue, et gravit les marches d’un escalier brinquebalant jusqu’au pont du navire où l’équipage l’accueille. Ne reste qu’à attendre celui qu’il remplace, qui nous confirmera d’ailleurs que le curry à bord était excellent. En viendront d’autres un peu plus tard pour nous faire la description d’œufs à l’esturgeon ingurgités sur un bateau russe, ou encore pour regretter que si peu de navires français ou italiens fréquentent désormais nos eaux: c’est à bord de ceux-là qu’on mangerait le mieux.<br />Trêve de considérations culinaires, revenons aux pilotes et à leur navette à bord de laquelle je voyage aujourd’hui.<br />De la fonte des glaces jusqu’à leur réapparition, ils sont quatre à procéder à ces échanges devant Québec, un service qu’assure le Groupe Océan – et non pas la Garde côtière, comme le croient plusieurs. Les pilotes, eux, font partie d’une corporation à part.<br />Des pilotes? Pour quoi faire? Parce que le Saint-Laurent est un des fleuves les plus difficiles à apprivoiser au monde. Hauts fonds, obstacles imperceptibles, courants malicieux. Les pilotes ont comme tâche de faire profiter le capitaine et le timonier (celui qui tient la barre) de leurs connaissances du fleuve afin de leur éviter la catastrophe. «Je connais toute la carte par cœur», me dira l’un d’eux. En fait, ce sont des radars vivants.<br />En remontant le fleuve, les navires accueillent leur premier guide aux Escoumins. Les changements se font ensuite à Québec, à Trois-Rivières, puis à Montréal… Et c’est l’inverse au retour. Entre Montréal et les Grands Lacs, ces relèves se font dans les écluses.<br />À lui seul, Yvon Laroche procède à environ 1000 changements de pilotes par an devant Québec. Ses trois homologues en font autant, pour un total de 4000. Un tiers le jour, deux tiers la nuit. Et cela, c’est sans compter ceux qui se font en hiver (environ 1000), à l’aide des bateaux remorques qui, eux, résistent mieux (mais pas toujours facilement) aux rigueurs de l’hiver et à ses glaces.<br />Retour au quai, une sorte de plate-forme flottante sise dans la zone désormais sécurisée du port, à droite des silos de la Bunge. Faudra que je pense à demander au capitaine si je pourrai venir mater <em>Le Moulin à images</em> depuis son patio sur l’eau. On y a installé une table de pique-nique. «On a même un barbecue», indique Laroche. À l’intérieur de la cabane qui sert à la fois de bureau, de chambre et de cuisine: un frigo, une table, un micro-ondes, une télé, un lit. Les murs lambrissés confèrent à l’endroit des airs de camp de pêche.<br />Le pilote relevé nous quitte à peine qu’il faut repartir. À la pointe de l’île d’Orléans, un inspecteur et un gardien de port attendent un lift pour quitter l’Arctic Star, un transporteur de grain d’origine russe.<br />Même scénario, sauf que le navire est immobile cette fois, les anneaux gigantesques de son ancre plongeant à l’angle dans les eaux troubles du fleuve.<br />Yvon Laroche fait ce métier depuis 1992. Avant? Inscription à l’Institut maritime de Rimouski en 1962, qu’il quittera avant la fin du cours. Ayant grandi au bord du fleuve, sur la rive sud, il rêve depuis le plus jeune âge de naviguer. «Mais ce qui m’a amené là, c’est le goût de l’aventure. Et des aventures, j’en ai eu. Je suis allé en Europe, dans le Sud, mais là, avec mes cheveux gris…»<br />Court répit entre deux voyages. Le soleil nous chauffe un peu. <br />Laroche s’allume un cigarillo, le matelot, une clope. Le cri des mouettes et la radio nous sortent rapidement de notre torpeur et du silence rompu aussi vite qu’il s’était installé.<br />«Allo, bateau-pilote?!»<br />Direction, cette fois: un autre rafiot russe couvert de poussière, les matelots ont l’air de sortir d’un mauvais remake du Cuirassé Potemkine. Sa cargaison: du maïs à destination de la Libye.<br />Quelques minutes plus tard, nous revenons déjà vers le port.<br />L’opération s’est encore effectuée avec une déconcertante facilité.<br />Tandis que le capitaine nous ramène à terre, je pense à cette obsession de la bouffe des pilotes. Celui qu’on vient tout juste de cueillir nous fait le détail de son déjeuner à bord.<br />Du maïs, la Libye. Je souris tout seul en imaginant Kadhafi qui bouffe des nachos.</p>
<p>@journaliste: David Desjardins /<br /></p>
Kadhafi mange-t-il des nachos?
David Desjardins
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