Desjardins

De la bouche du cheval

Le regard tendre, la robe soyeuse, la crinière noire en bataille, Belle ne semble pas trop impressionnée qu’on lui réclame une entrevue. «Bof, tu sais, on me prend en photo assez souvent. Les touristes, surtout. Je suis sans doute la star de nombreux albums photos et d’une pléthore de diaporamas PowerPoint», hennit-elle sur un ton faussement blasé qui dissimule mal sa fierté.
Calme, exsudant une confiance royale, la jument de huit ans attend patiemment que débute sa journée. Tandis que Jean, son cocher, enfile son costume de travail, elle veut bien répondre à mes questions. «Mais avant, je voudrais savoir un truc, demande-t-elle. Pourquoi m’avoir choisi moi, et pas le beau belge à l’abondante crinière blonde qui ressemble à Fabio? D’habitude, on choisit les bellâtres, pas les picouilles dans mon genre.»
Pour deux bonnes raisons, ma Belle. D’abord, parce que je préfère le caractère moins noble et plus revêche d’un cheval au pedigree incertain comme le tien, mais aussi parce que Jean, ton cocher, cumule 17 années d’expérience dans le domaine. Il a donc dû te transmettre un peu de son savoir, ce qui fait de toi l’un des chevaux les plus investis de connaissances en la matière.
«Tu m’as donc choisie parce que je suis une sorte de bum érudite?» Disons cela comme ça, oui.
C’est son travail, été comme hiver, Belle tire une calèche qui pèse dans les 1200 livres. En omettant bien sûr le poids du cocher, et des passagers qui, eux, payent 80 $ pour un tour de ville d’une quarantaine de minutes où les commentaires historiques du conducteur sont subordonnés au charme pittoresque de l’attelage dans lequel ils prennent place.
Vu la topographie des lieux, la balade n’est cependant pas de tout repos pour celle qui charrie tout ce beau monde. «Heureusement, Jean ne me fait pas grimper la rue D’Auteuil avec des passagers à bord; ce serait inhumain, comme vous dites.»
Le matin, la jument couleur bai quitte son écurie sise au coin Hamel et Saint-Sacrement pour remonter lentement vers le Vieux-Québec en faisant claquer ses fers. Un peu au nord du parc de l’Esplanade, elle rejoint sa gang d’équidés autour de laquelle grouille une étrange faune composée d’étudiants, de vieux de la vieille, pour la plupart de joyeux lurons. Selon Belle, on compte maintenant 17 calèches en activité. «On me dit que nous étions plus nombreux auparavant. Le printemps, l’hiver et l’automne, ça va comme ça. Mais l’été, on ne fournit pas. Je fais entre quatre et six tours par jour. Après, c’est Mike qui me remplace. Il en fait autant. Jean, lui, se tape les 10 ou 12 tours de la journée.»
Difficile de faire plus zen que Belle. Imperturbable, elle clopine entre les voitures, négocie son passage à travers les piétons et frôle les cyclistes avec le calme d’un moine bouddhiste sur le point de s’immoler par le feu.
«Heureusement que nous ne sommes pas stressés, parce que s’il fallait qu’on se formalise de chaque crétin en voiture qui nous coupe, de chaque énergumène qui maudit notre présence sur les routes d’un coup de klaxon, notre vie se résumerait à une série de crises d’apoplexie.»
À ceux qui plaignent la jument, considérant son sort avec toute l’empathie postmoderne d’une société souvent plus obsédée par le sort des animaux que par celui de l’humanité, Belle répond d’un hennissement agacé. «Tsé, dit-elle, mes ancêtres tiraient des charrettes, faisaient les labours. C’est sûr qu’au milieu des automobiles, on détonne. Mais posez-vous donc la question. Qu’est-ce qui a le moins de sens: toutes ces voitures et ces autocars dans un quartier historique, rempli de touristes, ou des chevaux qui avancent à 10 km/h dans ce même secteur? Qu’est-ce qui pollue le plus? Leurs gaz d’échappement ou les miens? Toutes ces autos, tout ce monde survolté, pressé, c’est ça le progrès? Faites-moi rire. Je suis peut-être un anachronisme, mais pas une plaie sociale.»
Jean toise Belle avec fierté. On devine l’homme à l’origine d’au moins une partie de cette réflexion sur la place de l’automobile dans le Vieux-Québec. Mais au-delà de ces considérations de nature polémique, Belle se révèle aussi un animal éminemment pragmatique: «Si je ne fais pas ce travail, on me découpera en morceaux, on ferait de mon joli corps une pile de steaks destinés à un public de culturistes anorexiques qui souhaitent consommer une viande hautement protéinée, mais moins grasse que celle du bouf.»
Décidément, ce cheval me plaît de plus en plus. Disons-le, on se ressemble, elle et moi. Les trucs les plus graves ne la dérangent pas tant que ça, elle se formalise plutôt de détails que la plupart des gens – ou animaux – normalement constitués ignorent, mais qui, à elle, lui pourrissent l’existence.
Apparemment, c’est dans sa nature.
Ma collègue, la journaliste et auteure Marie Hélène Poitras, qui a déjà conduit des calèches, m’explique que malgré leur taille imposante, ces chevaux sont d’une remarquable docilité, d’humeur plutôt égale, rarement effrayés par les autos, mais plutôt par des choses étranges, inhabituelles. Le bruit que font leurs fers sur les plaques de métal qui gisent parfois sur des routes en réparation, un sac d’épicerie qui se fixe à un sabot.
La neige, le froid sibérien, la chaleur subtropicale, le poids de sa calèche, les voitures conduites par des émules d’Alexandre Tagliani, Belle peut faire avec. Au quotidien, un seul truc la fait vraiment chier: les musiciens de rue.
«Évidemment, comme tout le monde, les trompettes de carnaval à l’année, pus capable! Autrement. Le gars qui massacre tout le temps Walk Don’t Run des Ventures sous la porte Saint-Jean, j’ai envie de l’étriper. Les Péruviens qui nous rejouent en boucle la chanson de Juan Valdez à la flûte de pan me font sérieusement me questionner sur mes convictions en matière d’immigration, et le prochain chansonnier que je prends à jouer A Horse With No Name, j’embarque sur le trottoir et je pile sur sa guitare.»
Belle.
«Quoi?»
Je t’aime.