D’abord, il y a eu Geppetto.
Ce n’était évidemment pas son véritable nom. D’ailleurs, derrière cet emprunt au conte de Pinocchio dont la faune locale avait fait son patronyme se dissimulait en fait un certain mépris pour ce vieil ivrogne, prétendument portugais, pas toujours sympathique.
Si je le croisais le plus souvent aux alentours de la place D’Youville, il m’est arrivé de le trouver, au petit matin, cuvant son dernier demi-litre de rouge de la veille, affalé dans les escaliers de mon premier appartement, rue Sainte-Angèle. Une odeur fétide se répandait dans le couloir, jusqu’à ma porte tout en haut. Un cocktail immonde de robine, de tabac froid et d’urine. Arrivé au bas de l’escalier où il s’était échoué, endormi, je l’enjambais prudemment, sortais, puis me rendais à mes cours en imaginant la scène qui devait se dérouler quelques minutes plus tard. Mon proprio, qui possédait le restaurant au rez-de-chaussée du logement, l’y découvrirait, me reprochant par la suite d’avoir encore omis de verrouiller la porte donnant sur la rue. Tout cela, débité lentement, avec une pointe de découragement, dans cet accent italien qui confine à la caricature quand on a vu Le Parrain une bonne demi-douzaine de fois.
C’était il y a une dizaine d’années. Et à la vitesse où vont les choses en cette ère, autant dire une éternité. C’était au temps où Québec dissimulait moins bien ses indigents qu’aujourd’hui, disséminés dans la plupart des quartiers, et principalement dans le Vieux. À l’époque où les flics venaient disperser les punks en faisant faire une balade de voiture de police aux plus turbulents jusqu’à Place Fleur de Lys pour les y laisser en plan.
C’est aussi pendant cette période que j’ai développé une sorte de fascination, ou à tout le moins d’intérêt pour les exclus, les gens de la rue. Sans doute parce que je venais de la banlieue, que j’avais fréquenté l’école privée, que j’avais vécu une enfance et une adolescence parfaitement normales, voire dorées, et peut-être aussi parce que je lisais Kerouac, m’intéressais à Bukowski, à Brautigan: le destin tortueux de ces gens relevait de l’irréel. Comme une sorte de cauchemar éveillé, l’antithèse parfaite du fantasme occidental duquel je provenais.
Et pour tenter de comprendre, pour tendre le bras de l’autre côté du miroir, je leur parlais.
De Geppetto, je n’ai cependant jamais pu tirer grand-chose sur sa vie, son passé. Je me suis rapidement aperçu, à force de les fréquenter, que plusieurs des clochards s’étaient construit une série d’histoires, des fictions intimes que l’écho des racontars élevait au rang de mythes, faisant d’eux non plus des exclus, mais des personnages célèbres dont on racontait les péripéties qui les avaient malencontreusement amenés à la rue.
Chez les plus étranges, ce jeu du téléphone arabe est devenu une complexe circuiterie de rumeurs où les faits rapportés louvoyaient au gré de l’imagination de ceux qui tenaient le combiné. C’est ainsi que certains se voyaient affublés de passés d’une incroyable richesse, de carrières prestigieuses que la folie, ou la drogue, ou l’alcool, ou le jeu, ou le chagrin d’amour, ou un quelconque drame familial avait réduits à néant.
Ces histoires avaient quelque chose de séduisant, mais au fond, nous savons tous que la vérité de ces gens est insaisissable, enfouie qu’elle est sous des kilomètres d’une douleur que ceux qui continuent de vivre en surface ne peuvent pas toujours deviner.
De la même manière qu’on ne peut imaginer la terreur d’un marin tombé du navire, seul au milieu d’un océan la nuit.
De cette époque que j’évoquais plus haut, outre le célébrissime Capitaine D’Youville qui se révélait d’une détestable arrogance – quand il n’agissait pas carrément comme un sociopathe -, je me souviens aussi d’André. Le dos voûté, les cheveux brun foncé plaqués sur la tête, revêtant des habits bruns d’hiver, même en pleine canicule, celui-là était bien loin des autres dont le principal ennemi résidait en eux-mêmes, en une terrifiante pulsion d’autodestruction.
Pour André, l’ennemi était plutôt à l’extérieur. Partout autour.
Il paraissait handicapé dans un monde de socialisation forcée, ramené au niveau du sol par une timidité maladive, à la limite de la prostration. D’une politesse par trop servile, l’homme faisait chaque jour la tournée de la plupart des commerces de la rue Saint-Jean pour y offrir ses services comme coursier. Besoin d’un lunch, d’un paquet de clopes ou d’un Pepsi? André se ferait un plaisir de vous épargner le déplacement, moyennant un salaire à la discrétion du client. Un dollar et quelques cigarettes faisaient parfaitement l’affaire.
La dernière fois où je l’ai vu, il y a de cela plusieurs années, il vivait toujours à l’Armée du Salut, comme c’était le cas quand je l’avais connu, une décennie plus tôt. Il n’avait pas changé, sinon que son veston semblait plus récent, mais toujours du même brun. Il paraissait aussi perdu dans ses vêtements comme il l’était dans cette ville pourtant pas si grande.
Faut croire que c’est juste lui qui était trop petit.
De son passé à lui non plus je ne sais pas grand-chose. Mais j’ose parier que dans son cas comme dans celui de la plupart des poqués, des blessés de la vie qui trimbalent leurs déficiences en affichant parfois impudiquement leurs balafres à l’âme, il parviendrait mal à expliquer son parcours. Comment perd-on tout contrôle sur sa vie? À quel moment le sol se dérobe-t-il sous nos pieds? Où se situe cette ligne qui rend toute vérité suffisamment insupportable pour qu’on préfère devenir un personnage de fiction? Comment devient-on un fantôme?
Sans doute André ressasserait-il son passé comme le fait Richard Brautigan de son enfance dans La Vengeance de la pelouse: «Ce sont des morceaux d’une vie lointaine qui n’ont ni forme, ni sens. Des choses qui se sont produites comme des poussières.»
J’aime beaucoup cette chronique M. Desjardins ; imaginez à quelles sagas nous aurions droit si tous ces personnages avaient votre plume. Vous nous offrez une belle façon d’enrichir notre imaginaire, plutôt que de nous rabâcher les mêmes clichés encore plus parasites que ces êtres atypiques. Je suis aussi fasciné par ces parcours de vie. J’ai en tête ce film absolument magnifique de Wim Wenders : Paris Texas. Cet écueil, nous la savons tout près. « La vie n’est pas un lieu sûr. » dit la poète Tania Langlais. Reconstruire l’intégrité de notre vie morcelée, voilà l’objectif de tout être éclairé. Mais attention, nous percevons ces personnages à travers nos lunettes déformantes. Si nous voyons des fantômes, eux voient peut-être des moutons ; ou pire : des copies carbones sans saveur et sans originalité. Des abrutis, peut-être !
André! Comme on s’ennuie de lui. Je travaille sur la rue St-Jean depuis plus de sept ans, et André a fait partie intégrante de nos journées de travail pendant longtemps. Il aimait les blondes. Il nous gratifiait d’une petite danse de son cru une fois de temps en temps. Et ça lui a pris deux ans avant de m’amener un café avec du lait et non de la crème, mais je m’en fichais un peu. Parce qu’on l’aimait beaucoup, André. À Noël, on lui donnait toujours tuques, foulards, mitaines (qu’il n’a jamais portées… C’était trop compliqué de rouler ses cigarettes avec des mitaines…), à sa fête, l’été, c’était un paquet de cigarettes ou de tabac. Et il était toujours gêné de recevoir ces minuscules présents. Gêné comme le serait un enfant. Et il était si fier de nous montrer ses nouveaux vêtements quand il en avait! Des pantalons bruns, ou un manteau brun, beaucoup trop grands, et surtout trop chaud l’été! On ne savait pratiquement rien de lui, mais on attendait sa visite à chaque jour, non pas pour le café, mais pour être certaines qu’il était toujours en vie.
Ça fait deux ans qu’on ne l’a pas vu. On ne le reverra probablement jamais. Merci de lui avoir consacré une grande partie de votre chronique cette semaine. Ça aura ramené André dans notre boutique quelques instants, et ça nous a fait chaud au coeur de parler de lui.
Bonjour M.Desjardins,j’ai lu avec intérêt votre page sur les personnages folkloriques qui errent sur la rue st-jean.Comme j’y ai travaillé pendant 20 ans,j’ai pu comme vous observer cette faune aussi variée et parfois surréaliste.. Mais je veux surtout faire un témoignage au sujet d’André..ce petit monsieur hyper timide,toujours bien rasé et à la coiffure impeccable dans son sempiternel manteau brun.. Au début des années 90,je travaillais dans un magasin à journaux justement coin St-Angèle..à cette époque,j’étais très amoureux d’une jeune femme qui passait chercher « Le Deuvoir »le matin et j’avais fait une cassette-compil de chansons d’amour allant des plus ridicules aux plus touchantes..que je faisait fièrement jouer dans le magasin..Un matin froid de Février,André comme à l’habitude était venu se réchauffer en roulant une cigarette près de l’entrée..mais il y avait quelque chose de différent dans l’air..je ne sais pas peut être cette chanson.. Tout à coup il s’est mis à taper légèrement du pied,battant la mesure et..il s’est mis à accompagner Polnaref « love me please love me »..d’abord d’une voix étouffée puis en surface s’étonnant lui-même de chanter à haute voix..il se mit à rire « uh uh uh uh »..en rentrant son cou dans ses épaules,comme une tortue entre deux tourniquets de cartes postales.Il était visiblement ému,nostalgique et heureux.Il s’est même mis à flatter tendrement la couverture d’une revue où il y avait une jolie femme..c’était touchant de le voir ainsi. Ce jour là j’ai compris qu’André était lui aussi un grand sentimental et moi, au comptoir je partageais ce bonheur. Par la suite,chaque fois qu’il venait au magasin,je mettais la cassette »L’Amour à l’age atomique » j’aimais bien la chanson « the rain,the park and the flower girl »des Cowsills où il se remettait à taper du pied en rigolant,mais je savais bien que sa préférée était »love me please love me »de Polnareff..où là,il se lâchait lousse.. On pense à toi André,où que tu sois..
« Comment perd-on tout contrôle sur sa vie? À quel moment le sol se dérobe-t-il sous nos pieds? Où se situe cette ligne qui rend toute vérité suffisamment insupportable pour qu’on préfère devenir un personnage de fiction? Comment devient-on un fantôme? »
La ligne est bien mince entre cette réalité et la fiction… Je le sais pour avoir fait moi-même un pas dans ce monde où l’on devient le fantôme de soi-même.
« …et réellement je ne sus plus qui j’étais pendant près de quinze secondes. Je n’étais pas épouvanté; j’étais simplement quelqu’un d’autre, un étranger, et ma vie entière était une vie magique, la vie d’un spectre. » Kerouac, Sur la route.
Il ne suffit pas de grand chose pour que le sol se dérobe sous nos pieds.
Je viens de vivre trois semaines de souffrance et de réclusion entourée d’exclus, de gens qui ont souffert de solitude ou de manque d’amour et qui se seront rendus trop loin dans leur univers créé de toutes pièces pour combler l’absence d’amour ou de compréhension, l’absence de compassion ou encore pour fuir des réalités trop difficiles à supporter,…le temps d’un souffle et le sol peu se dérober sous nos pieds…
Je suis bénie d’être revenue de ce monde qui n’était pas mien, revenue complêtement et saine de corps et d’esprit. J’ai gardé le contact avec moi-même en écrivant et en créant tout ce temps…
«Ce sont des morceaux d’une vie lointaine qui n’ont ni forme, ni sens. Des choses qui se sont produites comme des poussières.»
J’ai une pensée pour ceux qui n’ont pas ma chance (celle d’être entourée d’amour et d’amitiés réelles) et qui ne reviendront jamais de ce monde fictif dans lequel ils se sont définitivement réfugiés…
Cette chronique est d’une grande Compassion.
Mes respects…