Desjardins

Entre désir et raison

L’image me revient. Claire, vivide. Ma voisine sort de la piscine, vêtue d’un maillot une pièce blanc que le contact avec l’eau a rendu presque transparent. Sous le lycra tendu, j’aperçois la tache noire des poils de son sexe, les aréoles de ses seins. Nous avons 15 ans tous les deux.
Elle me toise, mesure l’effet qu’elle produit et semble satisfaite.
Je suis pétrifié.
Internet n’existe pas encore, et ma consommation de porno se résume au visionnement de Bleu nuit, à quelques magazines Lui et au Swimsuit issue du Sports Illustrated. Pour elle, c’est sans doute la même chose. Ou enfin, du même ordre. Et pourtant, la voilà prête à utiliser son corps pour m’avoir. Son objectif n’est pas autant sexuel qu’émotif. Ce qu’elle souhaite ressemble à de l’affection, de l’attention, de la tendresse, et qui sait, peut-être de l’amour. Son corps est devenu un levier, un outil. On ne lui a pas appris, elle ne l’a pas vu dans un film. Elle sait. Elle sait que ça peut fonctionner, elle sait que l’homme – et particulièrement à cet âge – s’avère d’une insondable connerie lorsqu’on lui présente un cul à son goût.
Sans doute connaît-elle toute la charge de son geste. Sans doute devine-t-elle qu’il s’agit là d’un moyen bien tordu d’obtenir ce qu’elle veut. Mais avant tout, elle mesure la puissance de ce geste, et avec, ses chances de réussite. Pour elle, c’est tout ce qui compte. Comment lui dire que ce qu’elle fait est mal quand tout dans la société tourne autour de cette idée de réussite à n’importe quel prix?
Je vous rappelle que nous sommes en 1990. Il y a de cela presque 20 ans. C’était avant la popularisation d’Internet, avant l’institutionnalisation – si on en croit les sexologues les plus alarmistes – du gang bang comme rite de passage.
Les moyens ont peut-être changé. Les gestes posés nous semblent peut-être nettement plus déviants, à nous qui nous contentions autrefois de fantasmer sur les sous-vêtements des filles. Mais la mentalité derrière tout cela, elle, est intacte. Ou peut-être que non. Peut-être que c’est là que tout a réellement empiré. Peut-être que les limites à ne pas franchir pour obtenir ce que l’on souhaite ont reculé. Partout, dans tous les domaines.
Cela dit, l’hypersexualisation du domaine public est-elle, comme le propose le Conseil du statut de la femme, un échec du féminisme?
Disons que c’est plutôt un échec du social en général à rénover les plus simples de nos atavismes. Un échec plus vaste, qui englobe notre tolérance à des atrocités bien pires encore, et qu’on enterre pour protéger notre quiétude occidentale.
C’est un peu cela qui me gêne dans le discours antiporno.
L’impression d’un décalage entre la théorie et le réel. Entre la volonté de changement des élites intellectuelles et la force d’inertie à laquelle elles s’attaquent.
Autrement, j’écoute la présidente du Conseil du statut de la femme palabrer, je lis les chroniqueurs, les éditorialistes, et si je partage parfois leur indignation, je me dis que nous regardons cela avec les yeux de vieux cons. Nous avons oublié ce qu’est l’adolescence, son apparente complexité, l’absence de perspective, la maladresse des gestes, l’impétuosité des sentiments, la conviction qu’il n’y a pas de jour plus important qu’aujourd’hui, et que demain n’existe pas. Mais aussi, comment le discours des vieux débris pouvait nous agacer à cet âge, justement parce qu’il nous semblait décalé, hors de notre monde.
Plus important encore, nous oublions que malgré toute l’évolution sociale, malgré toute la volonté, tout à fait louable, de rendre les rapports plus égalitaires entre les hommes et les femmes, il y a un fossé que toutes les campagnes de sensibilisation ne pourront jamais parfaitement combler.
Celui qui sépare désir et raison.

DOUBLE ÉCHEC – Même sujet, autre naufrage: j’ai rarement vu une campagne médiatique plus catastrophique que celle que nous a offerte la présidente du Conseil du statut de la femme la semaine dernière.
Certains des documents consultés se révèlent même de purs moments d’anthologie que l’on devrait rassembler sous le thème «Voici tout ce qu’il ne faut pas faire» dans un cours de communication publique.
Des exemples? La volée de bois vert administrée par Anne-Marie Dussault au lendemain de la déclaration incendiaire de la présidente concernant Radio-Canada et le traitement que la société d’État réserve aux femmes, alors que la journaliste lui demandait, à la lumière des nouvelles nominations majoritairement féminines: «Mme Pelchat, dites-vous n’importe quoi?» Ou encore, la tentative avortée de contrôler l’entrevue chez Arcand, qui lui a assené: «Je vais quand même poser les questions que je veux.» Ou ce «Ma pauvre madame» lancé à une Lise Ravary complètement soufflée de ce commentaire digne du scandale des Yvettes.
Ou pire, chez les promoteurs de la pitoune laminée sous forme de calendrier, dans cette catastrophique entrevue à CHOI, chez Gasse et Landry où, plutôt que de s’expliquer intelligemment, Mme Pelchat a consommé son mépris pour les animateurs qui, en plus de relever son dédain, l’ont utilisé comme tremplin pour vilipender les féministes.
En quelques jours, la présidente du Conseil du statut de la femme est parvenue à s’aliéner ses alliés naturels, à se faire de nouveaux ennemis, et à confirmer tous les préjugés de ses détracteurs, tout cela, sans broncher. Sans jamais montrer qu’elle pouvait douter.
Je ne sais pas si Dieu est une femme. Mais chose certaine, cette femme pense qu’elle est Dieu.

LES TARTES – Bien pire que l’hypersexualisation dans les médias critiqués par les féministes: l’hyperdébilisation de la lectrice de magazines de mode, peu importe son âge. Produits de beauté «à prix chou», gugusses totalement «girly», patentes «trendy» et autres propositions livrées sur le mode écervelé émaillent ces revues avec une constance effarante.
Dans le numéro de juillet du Elle Québec, on nous propose un bref portrait de deux employées du magazine. L’une est directrice artistique, l’autre est responsable du contenu de la section beauté et santé. Qu’y apprend-on? Que l’une aime les chaussures et se faire bronzer, puis que l’autre est fana de champagne. Pas un mot sur leur travail, leurs intérêts relevant du domaine intellectuel, ou ne serait-ce que leur parcours pour en arriver là dans l’entreprise.
Voilà l’un des plus populaires médias féminins qui célèbre la superficialité dans un enthousiasme débridé où employées et lectrices sont considérées comme de véritables tartes obsédées par des fadaises.
Bon, remarquez, si vous payez 4,25 $ pour subir tel mépris, mesdames, pas sûr qu’on soit si loin de la vérité.