Desjardins

Des bons gars

Elle fait partie du décor. Indélogeable, depuis 1927.
L’autre soir, en attendant que débute Le Moulin à images, on pouvait voir ses fumées tourner à l’orange puis au rose dans le soleil mourant, à l’ouest de la Bunge: preuve qu’il existe une sorte de poésie du paysage industriel. Que les briques, le béton, les cheminées et même les amoncellements de copeaux de bois recèlent un improbable potentiel lyrique.
Je disais qu’elle fait partie du décor depuis plus de 80 ans, elle fait donc partie de l’histoire. Pour certains, c’est encore la Reed. 
Pour d’autres, surtout ceux de mon âge, ce sera toujours la Daishowa. 
Peu savent qu’elle fut la propriété d’Enron de 2001 à 2004, et qu’elle appartient depuis à la compagnie des Papiers White Birch. 
Clouée aux abords du fleuve, ceinturée par le port, la gare de triage du CN, l’autoroute Dufferin-Montmorency et l’embouchure de la rivière Saint-Charles, elle a tout de même son patronyme au sein du conglomérat industriel: la Stadacona.
Et dedans, le monstre. Une bête qui rugit, de laquelle émane une chaleur parfois suffocante. Sur des rouleaux qui tournent à une cadence frénétique, rendant leur mouvement presque imperceptible, courent de gigantesques feuilles d’un papier autrefois copeaux, puis pulpe qu’on mélange à de la fibre recyclée.
En entrant là, je fige, mon cerveau abdique pendant un instant, subjugué par une émotion qui ressemble à un autre mélange: celui que forment terreur et fascination. L’immensité des engins, la persistance du bruit, cette chaleur qui monte à mesure que nous remontons la chaîne de production, l’humidité, et aussi l’odeur indescriptible, vaguement sucrée, comme une pile de boîtes de carton laissées sous la pluie après le déménagement: mes sens sont sursaturés d’information.
Suit un autre sentiment, moins violent. L’impression d’avoir pénétré le cour de l’histoire. Pas seulement celle de Québec, mais plus largement, celle de l’Amérique industrielle.
Au désencrage du papier recyclé, un immense tube finit de malaxer le papier et d’en collecter les impuretés. Tout en inox, monstrueux. Mon guide, Gérald Simard, m’invite à jeter un oil dedans. Encore là, je suis terrifié, pris d’un vertige devant la monstruosité de l’engin.
Encore cette fascination pour les machines, mais aussi ce qui les entoure. Un monde parfaitement étranger. Le métal des escaliers, la poussière, les résidus pâteux de papier mâché et recraché par le monstre, l’eau qu’on y injecte, les terrains boueux entre les divers édifices visités. Une pancarte jaune sur laquelle on peut lire Hommes au travail.
Au loin, dans cette boue mêlée au gravillon du terrain jouxtant un stationnement où campe une flotte de remorques, un groupe de cinq travailleurs avance lentement, en peloton. Pantalons de travail Big Bill et jeans élimés. Chemises à carreaux, t-shirts de chez Caron et Guay, boîtes à lunch. Une autre journée à la shop.
Une shop de laquelle sortent 1500 tonnes de papier par jour.
Ils sont un peu moins de 700 à faire fonctionner l’entreprise. Mario Martin, lui, fait partie de l’équipe depuis 1979. Il y a débuté comme soudeur, puis avec l’avènement de ce qu’il nomme la flexibilité des métiers, il se tourne vers la mécanique. Autre virage majeur, en 1997, celui qui a été délégué syndical devient cadre: contremaître des soudeurs et ferblantiers. Il sera ensuite surintendant mécanique, puis surintendant général de quart. La nuit, quand les bureaux sont vides et que l’usine continue à tourner, inlassablement, le boss, c’est lui.
Il vient justement d’entamer le quart nocturne quand je le rencontre, dehors, sous le crachin intermittent qui est un peu la signature de ce début d’été.
Manières simples, sourire engageant. Rien de rugueux chez cet homme. 
Ses yeux bleu clair derrière des lunettes de protection vous scrutent, devinent vos impressions, son esprit vif devance les questions. «C’est drôle, parce que je viens de Stadacona, dans Limoilou, j’ai grandi sur la rue Lejeune. Je venais de sortir de l’école quand j’ai été engagé ici, à 18 ans. Je suis resté dans ma place.»
À la Stadacona, Mario Martin semble en effet chez lui.
Et pourtant, nous sommes ici au degré zéro de l’exotisme professionnel.
Je veux dire qu’il n’y a pas de rêve de jeunesse accompli, ici. 
Anyway, connaissez-vous un jeune qui rêve de travailler en usine? 
L’usine ressemble généralement plus à un cauchemar. La chaleur, les machines, les shifts de nuit, un tuyau qui pète, une bebelle qui brise, et toujours, toujours, le refrain de la sécurité qu’on ne répète évidemment pas en vain dans un univers où se côtoient le gigantisme mécanique et les exigences de la productivité.
Pourtant, Mario Martin paraît comblé par cet univers où tout est toujours à faire, à recommencer, à réparer.
Mais au-delà de cette routine, ce qui l’intéresse, avoue-t-il, c’est le facteur humain. Les contacts entre les différents corps de métiers, entre les hommes de plancher et les ingénieurs et le monde des bureaux. Tous ceux à qui j’ai parlé m’ont d’ailleurs vanté les vertus de cet homme qui sait obtenir la confiance de tous, et qui s’évertue à la préserver. Cet homme qui me parle, maintenant, avec une gentillesse jamais feinte qui me fait croire sans réserve tout ce qu’on a pu me dire de bien à son sujet.
Apparemment, les usines ne font pas que broyer les hommes. Il arrive qu’elles les pétrissent seulement un peu.
La pluie dessine des ronds sur les pages de mon carnet. On jase encore un peu.
La conversation dérive vers les fumées de l’usine. J’habite tout près, et bon, quand le vent souffle de l’est, ça pue. On discute comme ça, il m’explique quelques trucs à propos des velléités écolos de l’entreprise, cela m’amuse un peu. Il spécifie tout de même qu’en majeure partie, c’est de la vapeur que l’on voit sortir de ces immenses cheminées plantées dans le décor.
Je ne peux m’empêcher de penser qu’il en sort aussi parfois d’étonnants cas d’humanité ordinaire. Pas des héros, pas des vedettes, pas des cracks du multimédia, ni des cyclistes recyclés en messies du lycra, mais du monde comme Mario.
Des bons gars.