Desjardins

Une brûlante envie de vivre ensemble

Cela fait des semaines que je n’ai pas ouvert un livre, que je ne roule presque pas, que je ne jogge plus. Des jours et des jours que je cours la galipote avec vous, arpentant la ville d’un spectacle à l’autre. Pris dans un embouteillage de monde à Wyclef et à Stone Temple Pilots, pris au cour par Feist, ou pris d’un fou rire à peine contrôlable devant le génie de la satire qu’est El Vez, l’imitateur d’Elvis latino-américain qui donne dans le discours politique de gauche.
Si les foules de ces rendez-vous collectifs vous injectent quelque chose d’absolument stimulant, reste qu’au bout de quelque temps, une sorte de carence d’intériorité se fait sentir.
Me voilà donc en train d’essayer de réfléchir sans avoir fait le plein de paysages, sans avoir lu un livre ni vu un film depuis des semaines, en ayant parcouru presque tous les articles que j’ai lus en diagonale. et je me sens comme une voiture sans carburant qui voudrait traverser un continent.
Situation d’autant plus pénible que j’essaie en quelque sorte de réinventer la roue, de pondre pour une énième fois un bilan du Festival d’été qui soit juste, honnête, équitable, mais qui traduise mon sentiment par rapport à cet événement qui, indéniablement, gagne en popularité, en diversité, mais aussi en monstrueuses kétaineries pour nostalgiques impénitents. Ce que nous sommes.
C’est qu’il me faudrait peut-être l’aide des mots des autres afin de vous expliquer pour la millième fois la différence entre la critique et le plébiscite. Pour vous dire que le spectacle de Stone Temple Pilots, bien que très populaire, était pourtant d’un intérêt mineur avant même qu’on ne puisse juger de l’état de détérioration physique et mentale du chanteur. La raison: le groupe n’a plus rien à dire, ne produit plus rien, surfe avec une certaine indolence sur son succès passé. Même chose pour Aznavour, Van Halen, et combien d’autres encore.
Bref, j’avais envie de vous expliquer tout cela, et encore une fois, de reprendre cette vieille antienne supposément élitiste sur les élans populaires qui m’a valu d’être traité de petit scribe méprisant par le frère Untel dans son dernier bouquin, mais ça m’a passé.
Pas à cause du frère Untel qui me distrait bien plus qu’il ne m’intimide. Ni pour cause de manque d’inspiration. En fait, cela m’a passé en songeant à l’ambiance extraordinaire de ce festival.
Cela fait huit ans que je le couvre, un million d’années que je le fréquente, et jamais depuis qu’il est payant je n’ai vu la ville aussi allumée, avec cette étincelle dans les yeux et une aussi brûlante envie de fêter.
Je pourrais me faire couper deux doigts d’une main et il m’en resterait encore suffisamment pour compter le nombre de performances véritablement admirables auxquelles j’ai assisté. Mais chaque fois, me revenait cette impression que de toute manière, l’envie de célébrer du public était plus grande encore que celle d’être touché par la musique. Ça parlait, ça fumait, ça buvait. Ça roulait des pétards, ça se les passait. Toujours ou presque, dans une atmosphère bon enfant. Toujours ou presque en considérant le spectacle comme une distraction, un prétexte au rassemblement populaire.
C’est peut-être là que se mesure le succès d’un tel festival, finalement. Non pas dans la qualité des performances offertes, dans la nouveauté ou la découverte, mais dans la manière de bâtir une programmation tellement consensuelle qu’elle est une invitation à la fête qu’on ne peut tout simplement pas refuser.
Une sorte de tonitruant appel au vivre ensemble.

LA BOHÈME – Cela dit, on peut bien s’ébaudir et se répandre en considérations pseudo-philosophiques concernant l’état de la civilisation en temps de festival, reste que certaines observations faites pendant l’événement nous disent parfois le contraire de ce que l’on pense.
J’entends par là la détestable attitude d’une importante fraction du public au spectacle de Charles Aznavour. Quelques témoins, dont des amis que je considère comme des sources fiables, m’avaient bien rapporté quelques incidents, mais faute d’avoir pu y assister moi-même, j’avais décidé de ne pas évoquer la chose ici.
Ça, c’était jusqu’à ce que je lise une entrevue dans Le Soleil où le boss de la compagnie de sécurité qui gère les foules du Festival révélait avoir eu plus de difficultés avec le public d’Aznavour qu’avec celui de. Bérurier Noir.
Quoi? Les papis et les mamis qui se souviennent d’un temps que les moins de 20 ans ne peuvent pas connaître seraient moins civilisés que les p’tits punks? Il semble que si.
Faits qu’on reproche au public du vieux Charles? Avoir cordé les chaises de parterre de manière à empêcher toute forme de circulation et ainsi s’assurer d’une visibilité parfaite tout au long du spectacle, mais bloquant une part importante du périmètre autour de la scène. À part de ça? Irritabilité, propos inconvenants à quiconque venait rompre leur quiétude. Refus de laisser passer des gens devant eux. Sans compter ce que rapportent les types de la sécurité, et qui relève de la petite délinquance minable.
Où je veux en venir? Au fait que malgré notre envie de nous retrouver de la sorte, il y a, je crois, pour toute une tranche de la société, des conventions et une tolérance à l’autre qui ont été perdues. Égarées dans le confort du cocon de nos maisons, de nos autos, de nos loisirs planifiés à la minute près. Cela n’est pas irrémédiable, mais il faudra rappeler, puisqu’on risque de revoir ce public à McCartney et à Céline, que les spectacles en plein air, ce n’est pas une émission de télé. Rien n’est parfait. On ne peut pas zapper son voisin, ni même exiger de celui-ci qu’il partage tout à fait notre conception de ce genre d’expérience collective.
Mieux encore, cette légère perte de contrôle pendant un moment d’une existence d’horaires, de REER et autres obligations chronométrées n’est pas une torture, mais plutôt une ivresse. Un peu de chaos qui nous libère de la contrainte dans un monde réglé comme du papier à musique.
Comme quoi la bohème, ce n’est pas qu’une chanson.