Desjardins

L’indignation n’est pas un muscle involontaire

Drôle d’époque, pareil. Ou enfin, drôle de monde qui peuple notre époque. Du monde qui s’énerve pour des broutilles et reste d’une sidérante placidité devant ce qui devrait nous soulever collectivement, devant ce que le confort de la majorité rend encore plus révoltant.
Du monde qui freake complètement à propos d’une blague de l’humoriste Mike Ward qui, exagérant les délires de l’impôt, disait en gros que si tu ne les paies pas, les gens du Revenu vont t’enlever tes enfants, que c’est eux qui détiennent la p’tite Cédrika Provencher, tiens.
Une bonne joke? Pas vraiment. Un scandale? Vraiment pas. À moins qu’on ne cherche à en fabriquer de toutes pièces en cette période de latence où l’actualité trépigne en attendant les Olympiques, une nouvelle crise des algues bleues, ou mieux, qu’arrive enfin l’automne.
Le hic ici, ce n’est pas vraiment que Ward aborde un sujet aussi heavy, mais que sa blague est moyenne. Qu’elle tombe à plat. C’est la condition à l’utilisation d’un fait divers aussi sordide que celui-ci pour puncher une de tes blagues: l’excellence. C’est-à-dire que de toucher à la tragédie de la sorte t’oblige à en faire une vraiment très bonne, ce qui n’est malheureusement pas le cas ici.
Une raison pour en faire tout un plat? Meuh non, sots. Une raison pour en faire une mauvaise critique, tout au plus.
Mais ce genre de pseudo-scandale nous est tellement utile au fond qu’on ne voudrait surtout pas s’en priver. Car pendant qu’on cherche à faire du sens avec tout cela, à voir dans une blague de Ward le déclin de la civilisation, on porte le regard ailleurs.
C’est si pratique. Le trivial nous éloigne de l’accablant. Comme de cette guerre que nous menons, désormais dénuée de sens, mais que la répétition au quotidien a permis d’assimiler, de banaliser. Une guerre où presque autant de civils auraient été victimes de bavures militaires (300) que des représailles des insurgés afghans (374) – chiffres tirés de La Presse, 29 juillet 2008 -, sans que cela nous fasse même sourciller.
Drôle d’époque, où il suffit de si peu de temps pour que l’indignation légitime se transforme en résignation, et pour que les pacifistes et les défenseurs des droits humains  ou de l’équité sociale soient montrés du doigt comme on désigne des adeptes de la gigue et de la danse callée: comme des éléments de folklore.
À bien y penser, cette époque n’a rien de drôle. Elle est seulement molle.
 
LECTURES – C’est un classique de la lecture d’été: le polar.
Le rapport avec le sujet qui précède? Aucun. Seulement, je m’absente pour deux semaines, et il me semble que cela fait un moment qu’on n’a plus parlé de livres. Alors voilà qui sera fait, et qui évitera que nous nous quittions sur une note trop molle, ou enfin, par trop amère.
Les polars, donc. Et pas n’importe lesquels. Ceux-là trônent au sommet des palmarès des ventes depuis un bon moment: la trilogie Millenium du Suédois Stieg Larsson.
D’abord, il y a la légende autour de l’auteur qui alimente l’intérêt, Larssen étant mort subitement d’une crise cardiaque tout juste après avoir déposé le manuscrit de ses trois pavés chez son éditeur. Mieux encore, on apprenait récemment que sa veuve cacherait dans ses tiroirs la suite des aventures de Mikael Blomkvist et Lisbeth Salander.
Quant à moi, j’en ai dévoré le premier tome en quatre jours et viens tout juste d’entamer le second, ce qui risque fort de perturber ma vie sociale, déjà plutôt limitée. Et pourtant, c’est mal écrit. Et pourtant, les intrigues ne sont pas si géniales (enfin, je ne peux parler que du premier pour le moment). Sauf qu’il y a autre chose dans ces romans. Comme chez ceux de Connelly, ou de Mankell, il y a des personnages plus grands que nature. Des écorchés vifs, des électrons libres.
Et surtout, malgré la pauvreté de la prose, Larsson maîtrise parfaitement l’art de raconter des histoires, d’accrocher le lecteur au point où il faut ruser, user de tactiques machiavéliques, voire utiliser le chantage sexuel afin de le soustraire à son livre.
Tout cela pour dire que, comme moi, vous aimez cela comme des fous. J’ai même croisé une femme dans le stationnement du IGA, coin Bourlamaque et chemin Sainte-Foy, qui lisait les derniers chapitres d’un de ces bouquins en marchant au milieu des voitures, au péril de sa vie.
Votre grand-mère avait raison: certains livres sont dangereux.
C’est peut-être aussi le cas du dernier recueil de Pierre Morency, l’un de nos poètes les plus justement célébrés, qui signe dans Amouraska quelques morceaux d’extrême lucidité.
Si si, des poèmes dangereux, dans la mesure où ils s’emparent du quotidien pour en faire miroiter toutes les richesses que vous ne vouliez plus voir, trop occupé que vous étiez à programmer les numéros de vos amis dans votre iPhone. Ils vous bousculent dans vos certitudes, font flancher votre ultramoderne cynisme, vous renvoient à l’intérieur de vous-même, ou aux bonheurs simples des saisons qui se succèdent dans une bourrasque de vent.
Quant à moi, j’y ai presque trouvé le leitmotiv de cette chronique, voire de mon existence.
 

Un drôle de feu parfois nous arrive tout au fond
Foyer brûlant les questions lumière sourde
Ou chaleur. Comment savoir si cela est
Brasier de douleurs ou creuset d’une quiétude à venir?

De l’extrême lucidité, vous disais-je, qui demande autant de courage à un adulte qu’il faut d’inconscience à un enfant pour se jeter à l’eau et apprendre à nager.
Permettez, maintenant, je vous laisse pour quelques semaines, le temps de vivre un peu et de piquer une tête ou deux.