– Ce qui m’écoure le plus, c’est qu’on m’a fait passer pour une cochonne.
Les yeux de Nathalie Filion quittent la rue qu’ils scrutaient depuis une minute pour me fixer tandis qu’elle laisse tomber ces mots qui la font ensuite rire, même si cela n’a rien de drôle.
La propriétaire de la boutique Caseus sur la 3e Avenue à Limoilou fait partie des 300 commerces qu’a vidés le MAPAQ quelques jours plus tôt. Une véritable job de bras à forte teneur politique qui trahit l’état d’hystérie qu’ont provoqué quelques cas de listériose au Québec pour lesquels des fromages artisanaux ont été tenus responsables.
Je répète: une job de bras. Un acte extrême et désespéré qui démontre, comme on l’a déjà noté, la folie furieuse qui anime ce ministère où, en se cachant derrière l’épouvantail de la santé publique, on achève sans vergogne des commerçants, des producteurs.
Sur les étals réfrigérés du commerce spécialisé en fromages fins, il ne reste plus rien.
Le MAPAQ s’est présenté un samedi midi. On a fait asseoir Nathalie Filion, puis on lui a expliqué ce qui allait se passer. Elle a commencé à trembler puis s’est carrément sentie mal quand elle a compris ce qui se tramait.
Aucun appel possible, 90 % des produits allaient être détruits sur-le-champ, sans même qu’on sache s’ils pouvaient ou non contenir la fameuse bactérie, sans même qu’on fasse un seul prélèvement sur les lieux. Ne restaient que quelques charcuteries, mais on ne demeure pas ouvert pour un morceau de jambon, comme l’indique la commerçante.
– Il n’y a rien qui prouve que j’étais contaminée. Il me semble que leur protocole est pas mal draconien. J’ai dû tout jeter et je ne sais même pas si j’avais quelque chose à me reprocher. C’était d’un pathétique. J’ai pris mes meules, une à une, je les ai pesées, puis jetées au conteneur. Je les ai toutes pleurées. Puis l’inspectrice du MAPAQ a versé de l’eau de Javel dans le conteneur, et c’en était fini.
Quand nous nous rencontrons, le commerce est fermé depuis 10 jours. Que fait Mme Filion depuis ce temps? «Je dors. et je bois, confie-t-elle en riant. Mais ça, c’était la première semaine. Après l’abattement du début, là, je me sens d’attaque.»
Dehors, une affiche explique les raisons de cette fermeture, laissant planer le doute quant à la réouverture éventuelle de la fromagerie ouverte depuis maintenant quatre ans et qui peut être considérée comme une pierre d’assise du renouveau de la 3e Avenue. Scandalisé, le quartier se mobilise. Au coin de la rue, dans le club vidéo, une pétition s’étale sur le comptoir, un fonds d’aide a été lancé par les gens du coin. «C’est vraiment très touchant, je sens que j’ai vraiment ma place ici», affirme Nathalie Filion, qui a aussi appris que son assureur consent à lui verser l’équivalent de 60 % du montant des produits perdus.
– Pour le moment, par contre, je reste sur mes gardes et me fixe la première semaine d’octobre pour la réouverture. À l’Épicerie européenne, ils ont eu deux descentes, si on peut appeler ça comme ça. La sagesse est de mise. Je n’aime pas donner des chiffres parce que je ne trouve pas cela très représentatif quand on regarde les sommes que les commerces plus gros que moi ont perdues, mais disons les choses telles qu’elles sont en réalité: j’ai perdu cinq mois de salaire. Je ne survivrai pas à une seconde destruction de mes stocks.
Pire que tout cela, selon celle qui détient un certificat en production fromagère en plus d’avoir une formation de nutritionniste, c’est un lien de confiance qui vient d’être rompu. Celui qui lie le commerçant et le producteur, le respect mutuel nécessaire à une sorte de synergie afin de promouvoir le produit, d’en faire une mise en marché en accord avec l’esprit artisanal de cette nourriture qu’on tente de ramener au Québec après la longue disette de l’industrialisation de la bouffe.
– Je ne vais pas commencer à exiger des certificats prouvant qu’ils ont fait tous les tests, ça n’a pas d’allure, s’insurge Nathalie Filion. Mais en même temps, je comprends que ceux qui ont perdu beaucoup plus que moi dans l’aventure vont vouloir avoir des preuves que tout est en règle.
Dans certains cas, en effet, les pertes s’élèvent à quelques centaines de milliers de dollars. Une fortune.
Si ce n’est pas la première fois qu’on entend le milieu de l’alimentation artisanale pester contre le MAPAQ, on constate maintenant de quel bois se chauffe un ministère contre lequel on ne peut jamais argumenter, puisqu’il sauve des vies. Enfin, c’est ce qu’il prétend. Et cette mini-crise – dont les chiffres nous disent finalement qu’elle n’a rien d’alarmant – risque pourtant de lui donner raison. Car on peut faire dire ce que l’on veut aux chiffres. Surtout lorsqu’on y associe des vies humaines.
On a déjà fait freaker le monde de la même manière avec le virus du Nil, la salmonellose, la grippe aviaire, la maladie du hamburger et que sais-je encore. Les années passent. Les périls changent au gré des obsessions du moment.
Des épidémies? Il n’y en a eu aucune. Ce qui n’empêche pas les crises d’apoplexie collectives, alimentées par les médias. On a droit à une ou deux par année, en attendant l’apocalypse qui ne vient évidemment jamais.
Ici, le MAPAQ aurait tout aussi bien pu mettre les fromages en quarantaine et effectuer des prélèvements chez Caseus afin d’éviter à Mme Filion qu’elle frôle la ruine. Mais non, on tire dans le tas. On détruit tout. Plus pour parer au scandale qu’autre chose, a-t-on envie de dire. Plus pour sauver la face que des vies, finalement.
Un jour, peut-être, vivrons-nous dans un monde lisse, lisse, lisse, véritable rêve humide des inspecteurs du MAPAQ et de tous les freaks de la prévention outrancière. Un monde où l’on ne sortira plus sans sa moustiquaire sur la tête, le corps recouvert de vêtements anti-UV. Un monde où l’on se rincera la bouche à l’antiseptique avant de s’embrasser. Et après. Un monde où l’on sera électrocuté si on sacre devant des enfants, où tout ce qu’on mange aura été bouilli deux fois. Un monde où il faudra présenter son dossier médical avant de baiser.
Et alors, dans ce monde sans risque, nous traînerons tous la même haleine fétide.
Comme une odeur de morgue et de Singles de Kraft.
Comme une odeur de morgue
David Desjardins
C’est tellement vrai.
Quand on pense que le monde dans lequel on vit est de plus en plus controlé par des scientifiques et des mathématicien qui fabulent sur quelques chiffres inscrits sur une feuille de papier…
Quoique tout cela soit en partie lié à la consommation extrème et à l’extension des marchés, car qu’on le veuille ou non, il y a et il y aura toujours un lien inséparable entre la notion de proportion et celle d’humanité.
Mais il faut voir gros… think big…
Heureusement pour nous que certains sont là pour nous montrer la voie vers « le meilleur des mondes ».