Desjardins

La guerre à l’intelligence

Je n’aime pas la tournure qu’est en train de prendre cette campagne électorale qui se déroule sous le signe du malaise.
Malaise, d’abord, dans cette exploitation populiste que font les conservateurs de la haine de l’intellectuel et de l’artiste. Cela n’a rien de nouveau. On se méfie toujours des gens qui prennent le temps de réfléchir sur l’état du monde en d’autres termes que ceux qui nous sont familiers: les obligations, le fric, la famille, le travail, la sécurité.
Avoir le loisir d’analyser et de mettre les choses en perspective est généralement suspect.
Pour plusieurs, même, aller au-delà de ces considérations relève du luxe. Un luxe que l’on refuse de payer aux autres, puisqu’on n’a pas le loisir de se le payer soi-même. D’où ce sentiment de justice rendue quand il est question de couper les vivres à la culture, ce qui profite bien plus que cela ne nuit aux conservateurs.
Rien de nouveau, disais-je. L’anti-intellectualisme a le même âge que la civilisation.
Cela ne rend pas moins détestable cette posture racoleuse de la droite qui séduit le public en se plaçant à son niveau le plus haïssable, à la hauteur du petit mépris et de la mesquinerie, aussi bas que l’idiotie des commentateurs radio qui vomissent leur ignorance pour mieux s’en régaler par la suite. Un infect réflexe canin.
Malaise, aussi, dans le recyclage qu’en font les autres partis qui n’ont que faire de la culture, à moins bien sûr que leurs opposants ne s’y attaquent. Et voilà le cortège des Duceppe, Dion et Layton qui reprennent la même chanson: nous rétablirons les fonds qui ont été coupés. Et voilà Assurancetourix Coderre devenu le barde de la diffusion culturelle.
Cela n’a rien à voir avec les convictions, mais avec la récupération. Rien à voir avec un quelconque programme, mais avec la tentative plus ou moins désespérée de rallier les votes de ceux qui regardent, médusés, leurs compatriotes se frotter les mains tandis que le milieu culturel multiplie les faux pas ou les déclarations dont la bêtise est parfois aussi mortifiante que celle qu’on tente de dénoncer.
À en voir aller quelques-uns, on se dit que c’est un peu comme si on leur mettait un couteau sur la gorge et qu’ils levaient le menton un peu plus haut pour donner de la latitude à la lame.
Malaise, toujours, devant l’absence de débats. Devant cette guerre rangée d’idées toutes faites. Encore là, ce n’est pas nouveau, mais il me semble qu’on vise désormais des sommets. Comme si le marketing politique atteignait son apogée, imposant avec une efficacité inégalée le remplacement des arguments par des slogans et des clips.
Ce qui explique le suicide assisté que s’inflige en ce moment le Parti libéral où Stéphane Dion, complètement décalé, surestime un électorat qui préfère de loin les insultes et les attaques vicieuses à des explications complexes sur un projet aussi controversé que la taxe sur le carbone. Résultat, il parle tout seul, tandis que les médias analysent son changement de look.
Un autre malaise, qui est un peu l’ascendant des précédents, dans ce clivage qui s’opère dans la population.
Celui-là se prépare depuis un moment. Je n’avais d’abord cru qu’à une position économique, une droite qui souhaite un certain recul de l’État dans les affaires courantes. Mais voilà que la morale s’en mêle de plus en plus. Voilà que le pire qu’on craignait sans vouloir y croire se matérialise. Des questions qui étaient l’apanage de la politique américaine deviennent des enjeux ici aussi. Lobbys religieux, droits du fotus, répression de la criminalité.
Des questions, surtout, qui auraient autrefois horripilé les Québécois, mais dont on est prêt à discuter tout à coup, prouvant que les deux solitudes ont migré, en quelque sorte. Il ne s’agit plus d’une question de langue, d’identité culturelle, de nation. Ce qui divise le Canada, désormais, c’est la droite et la gauche.
Plus inquiétant encore, rarement s’est-on permis de s’éloigner à ce point du centre et de récolter un appui aussi important.
Il s’en trouve plusieurs pour croire que ce n’est rien de grave. Enfin, rien de pire que ce que pouvait provoquer la question nationale à l’époque où les Québécois rêvaient de souveraineté.
Je n’en suis pas si sûr. Il y a là un malaise qui se cristallise dans la population, d’un océan à l’autre. Un tissu social qui s’étire jusqu’à la déchirure. Plus qu’une envie de changement. Une haine sourde, une violence, en même temps qu’on répète, et c’est le paradoxe de la situation, que cette élection intéresse peu les gens, vu l’absence d’enjeux.
Je n’aime pas cette campagne électorale, disais-je, parce que dans l’indifférence la plus totale, on y piétine sans être même agacé certains fondements du vivre ensemble, des questions qui vont bien au-delà des considérations nationalistes.
En fait, mon principal malaise vient de cette conviction que se joue en ce moment un des chapitres les plus tristes de la politique canadienne.
Celui d’un assaut final mené contre l’intelligence, dans une guerre que cette dernière est en train de perdre.
Le plus désolant, c’est qu’il ne se trouve plus grand monde pour la défendre.