Comme cela arrive souvent l’automne, un nuage s’était accroché à la montagne; une étreinte entêtée qui durait depuis la veille. À la hauteur de Château-Richer, on devinait déjà que cette masse de soupe aux pois distribuait, sans discontinuer, un crachin suffisamment abondant pour transformer les sentiers en étroites et sinueuses cliniques de thalassothérapie.
Le vélo de montagne tremblait dans le coffre de mon bazou, le rythme de sa vibration imposé par les cahots. La voiture roulait un peu trop vite et j’écoutais. Vous ne devinerez jamais quoi. du Metallica – l’album .And Justice for All – à en faire fendre le plastique des portes de ma familiale vert Sprite. Pourquoi Metallica, ce jour-là?
Sais pas trop exactement. Pour l’énergie, sans doute. Je n’avais pas écouté ce disque depuis au moins 15 ans, mais me souvenais parfaitement des paroles, de leur violence (see your mother, put to death.), de tout ce qui séduit, à l’adolescence et même plus tard, dans cette musique de mort qui vous fait vous sentir en vie.
Et Dieu que je me sentais en vie.
C’était dimanche, et j’avais un sourire un peu niais dans la tête. Ou si vous préférez: la conviction que la journée serait parfaite, et cela, depuis l’instant où j’étais parti de la maison en étirant un peu les au revoir, content de m’en aller en sachant que je serais encore plus heureux de revenir.
Une journée parfaite, tandis que j’approchais d’un de mes moments favoris, celui de la rencontre. Les amis et les amis des amis qui se pointent au lieu de rendez-vous, les vélos qui tournent en rond avec impatience sur l’asphalte, sorte de chaste prélude d’échauffement avant d’enfin pénétrer l’orée de la forêt.
Une journée parfaite avec de la boue de la tête aux pieds, avec des racines sur lesquelles les pneus du vélo dérapent avant de retrouver prise, ou pas. Parfaite avec des ponts emportés par la tempête et des rivières à traverser, le vélo dans une main, les pieds un devant l’autre sur un 2 X 6 imbibé d’eau, glissant à mort.
Le cul, la mort: le vélo de montagne est un sport métaphysique à tendance plutôt freudienne, au cas où vous l’ignoriez.
Mais comment expliquer? Comment traduire ces improbables bonheurs à celui, mais encore plus souvent à celle qui lit ces dernières lignes dans un état de stupeur mêlé d’incompréhension, et demande: pourquoi? Pourquoi se donner tant de mal? Quel plaisir trouve-t-on à se faire souffrir de la sorte?
Plus qu’un plaisir, répondra-t-on, c’est une satisfaction. Analogue à celle d’avoir aimé convenablement, même dans les moments difficiles.
Parce qu’aimer le vélo de montagne en août ne demande guère d’effort et parce qu’il est autrement ardu de trouver des charmes à une forêt lorsqu’elle est détrempée, cruelle, froide, et parfois trompeuse aussi. Surtout quand elle étend des tapis de feuilles sous lesquels nous guettent d’innombrables pièges à touristes.
Sinon, comment expliquer tel plaisir dans des conditions parfaitement rédhibitoires? En spécifiant que toute l’année converge ici, maintenant. Un hiver de jogging, de séances de spinning et de musculation que l’on pratique comme on fait ses gammes, avec entêtement, mais rarement avec plaisir. Presque 3000 kilomètres sur la route, dont certains sont d’extraordinaires occasions de dépassement physique ou de bonheurs de chemins de traverse, mais que l’on s’impose le plus souvent par respect de la discipline.
Ajoutez à cela, cette année, une blessure qui m’a empêché de rouler en forêt la moitié de l’été.
Toute cette douleur, toute cette posologie sportive, tout cela est tourné vers ce moment-ci. Tout cela pour atteindre une forme physique qui permet d’apprécier les frissons et la douce exaltation d’une journée parfaite comme ce dimanche gris, ni chaud ni froid, où le temps se pétrifie pour se livrer en une série de tableaux.
Ici, les traces d’un orignal venu boire il y a quelques heures, ou peut-être même quelques minutes, et plus loin, une découverte. Un sentier de ski de fond abandonné où plus personne ne va l’hiver, et où presque plus personne ne roule, sauf ce bon vieux Yvon, locomotive cinquantenaire qui connaît la montagne par cour et nous rabat vers ce chemin qui se refait chaque jour une quasi-virginité en se couvrant d’herbes, de feuilles et, par endroits, d’un luxuriant tapis de mousse fluorescente. Tout au long, nous suivons une petite rivière qui caracole entre les rochers. Juste au-dessus d’elle lévite un voile de brume.
Ça sort tout seul: crisse que c’est beau!
Puis, à ces images d’élégance bucolique et aux charmes parfois glauques de l’automne succède un flou. Des couleurs que l’on traverse au lieu de les observer. Ça va vite, toujours plus vite. Le décor est maintenant hors champ, kaléidoscopique, tandis que les yeux se rivent au sol, quelque quatre ou cinq mètres devant. J’appuie sur les pédales, prends encore de la vitesse. Anyway, on risque moins de tomber si l’on va plus vite. Vite, toujours plus vite, en s’approchant du point de rupture, critique. J’entends le vélo de mon ami Pat derrière moi, le dérailleur et la chaîne qui tressautent sous les impacts successifs. Les cailloux lèvent derrière ma roue, les crampons crissent sur le sable des grosses pierres mouillées que nous franchissons. La chose est d’une violence inouïe quand on y pense.
Mais c’est aussi d’une beauté incomparable. Un moment d’une divine perfection.
Les deux index tirent sur les leviers de frein, juste assez, une courbe serrée entre deux arbres, puis une autre encore, le rythme est parfait, grisant. On se sent en marge du monde, de l’actualité, des contingences du quotidien. Il n’y a plus de campagne électorale, plus de ménage à faire, plus de sujet de chronique à trouver, plus de solde famélique au compte en banque. Il n’existe plus rien, sauf maintenant.
Ou de manière plus prosaïque, disons-le sèchement: c’est moins bien que le sexe, mais bien mieux que la dope. Mieux qu’un buzz, et presque un orgasme.
Vous comprenez mieux, maintenant?
Cette douleur à l’entraînement, tous ces kilomètres parcourus, tout ce temps consacré à la préparation concentrés en une journée parfaite, pure.
Et cette chronique de rien du tout, elle aussi en marge du monde, juste pour vous dire cet étrange bonheur de rouler. Pour raconter ce que l’on s’impose parfois pour mériter quelques fragments de beauté.
Mais aussi comment on dit fuck you à la mort en l’embrassant sur la bouche.
Je suis jalouse. Envieuse. Mais pleine de respect aussi.
Longtemps, j’ai rongé mon frein, veuve d’un dévoreur de route marathonien, d’un collectionneur de montagnes nomade.
Je ne comprenais pas. Ni son enthousiasme à aller courir la nuit dans un parc enneigé par un froid qui me faisait claquer des dents, ni la fièvre et la fierté dans ses yeux quand il me racontait le nombre de montagnes qu’il avait grimpées depuis notre dernière rencontre. J’écoutais, poliment, ponctuais mon silence de « No, really ? Oh, great ! » à intervalle plus ou moins régulier. J’étais malade de jalousie. Il y mettait tellement de passion… c’était comme s’il m’avait parlé d’autres femmes.
Je devais être insultante, quand j’y repense. Mais je ne pouvais pas savoir. Et il ne pouvait pas m’expliquer.
J’ai appris depuis que ces expériences ne se décrivent pas. Elles se vivent.
La plus belle des proses peut rendre hommage à l’ivresse ressentie, mais ne peut pas la transmettre à celui ou celle qui n’a pas goûté la sueur de l’envol né de l’effort et d’une certaine souffrance.
J’en ai respiré les effluves. À peine. Mais suffisamment pour que l’horizon s’ouvre devant moi et me donne aujourd’hui matière à rêver. Rêver d’y être, moi aussi.
Quelle journée ce dut être…
C’est l’une des plus belles description d’une journée en plein air et de défis, de la satisfaction que l’on en tire et du sentiment d’exaltation et de liberté que cela procure.
Bravo!
Complètement d’accord, cet article me rejoind particulièrement puisque je joue au hockey et ce sentiment me suis à chaque fois que j’embarque sur la patinoire…
C’est un sentiment unique, intense et essentiel selon moi.
Génial !
Superbe texte. A vous lire, j’ai l’impression de manquer une belle expérience. J’espère que vous nous ferez un jour le plaisir d’un roman. Une colonne par semaine ce n’est plus suffisant pour me satisfaire !
Je suis aussi bien contente de savoir que même votre esprit critique, et habituellement très juste, savoure les plaisirs simples des dimanches d’automne.
Merci d’avoir partagé celui-ci.