Desjardins

Ce qu’il faut pour vivre

Ce que ça prend, pour vivre? Plein de choses, en fait. À commencer par une inclination pour l’étonnement, une certaine naïveté, et la volonté, le plus souvent possible, d’aller à l’envers du monde.
Ne serait-ce que pour se donner l’impression de ne pas suivre béatement la parade. Ou enfin, pas tout le temps, pas toujours. Et peut-être aussi pour se donner un second regard sur les choses.
Prenez cette campagne électorale. Finalement, à l’envers du sentiment général, suis plutôt content qu’elle s’aligne tout juste derrière la fédérale. Elle se fait discrète, toute petite, presque tapie dans un coin de l’actualité, les médias la couvrent mollement, et nous voilà bien plus préoccupés par la première d’une innombrable série d’averses de neige que par le débat des chefs.
Ce qu’il faut d’autre pour vivre?
Une nouvelle paire de souliers de course de temps en temps. Mais pas trop souvent. Il faut que les autres soient assez usés pour qu’on retrouve le plaisir de courir avec des chaussures neuves.
L’impression de flotter, même quand on approche un peu trop des 200 livres, chaque foulée amortie par une couche de gel suffisamment efficace pour qu’en joggant, on se surprenne à rêvasser plutôt qu’à souffrir.
Vendredi, à Montréal par affaires, je me lève alors qu’il fait encore noir pour étrenner des espadrilles flambant neuves. J’enfile mes vêtements, en silence, descends au rez-de-chaussée de l’hôtel, inhale une puff d’huile de friteuse qui émane des cuisines du resto, et je sors. Il fait -8. Il vente à écorner les boufs. Le ciel est encore bleu acier. Je déboule dans Berri vers le nord, traverse le parc de béton, remonte Saint-Hubert jusqu’à Ontario, puis plonge vers l’est où il n’y a personne. Ou enfin, presque personne. Un clodo ici. Une vieille pute fatiguée là. Le folklore de centre-ville métropolitain.
Le pas est léger, mais retenu, puis ça déclutche. Tourne sur je ne sais plus quelle rue, un peu passé Fullum, une mère embarque ses p’tits dans un autobus scolaire, distribuant bisous et recommandations. «Mange pas ton lunch tout de suite, là.» Reviens par Sainte-Catherine à temps pour voir le soleil crever le ciel, surexposant la structure du pont Jacques-Cartier que la lumière rend presque irréel. On dirait une sorte de spectre d’acier. Montréal est toujours quasi déserte. Elle est sale, elle pue, et je l’ai pour moi tout seul, planté au milieu d’un parking de garnotte devant les piliers du pont.
C’est aussi des paysages qu’il faut pour vivre. Peu importe qu’ils soient en ville, en banlieue, à la campagne. Il faut savoir apprécier la beauté dans la laideur et reconnaître l’inverse aussi.
Autrement? Il faut de la curiosité. Sentir le besoin de lire un livre, de voir un film, d’aller à une expo même si tout le monde vous a prévenu que vous serez déçu. D’ailleurs, vous le serez, mais ça n’a aucune importance, puisque vous savez que vous serez déçu 20 fois ou même plus avant d’être émerveillé, mais que cet émerveillement vaut bien 1000 déconvenues.
Ensuite, il faut savoir s’indigner. Mais attention, il faut éviter de le faire à l’unisson. Pas seulement pour le plaisir de faire bande à part. Pas juste par opposition au groupe, mais parce qu’il faut être critique de l’indignation trop spontanée de la collectivité. Elle recèle généralement quelque chose de louche, de pas réglé. Ou encore, elle relève d’une manipulation médiatique qui arrive à point nommé. Juste au moment où les gens avaient une sorte de besoin d’événements, une envie de scandale, de chicane, voire de guerre. Cela se produit plus souvent qu’on ne le croit. Les hommes ne font-ils pas la guerre parce qu’ils s’ennuient?
Bref, pour vivre bien, il faut savoir s’indigner contre l’indignation quand celle-ci relève de l’indignité.
Mais bon. C’est loin d’être suffisant. Pour vivre, il faut aussi bien d’autres choses.
Pour la plupart, ce sont des sensations qui se décrivent mal. Des choses à ressentir plutôt qu’à saisir. Le sentiment grisant quand on passe à vélo entre deux files de voitures immobilisées dans le trafic. Le souffle apaisant d’un enfant qui s’accroche à son cou, tout lourd de sommeil. La conviction d’avoir bien fait les choses, qu’il s’agisse d’aimer, de travailler ou de jouer.
Il faut triper sur des chansons qu’on est prêt à écouter jusqu’à ce que mort s’ensuive, ne pas vouloir lâcher un livre même s’il serait plus sage de dormir. Il faut aimer de mauvais films pour les mauvaises raisons. Il faut bander sur la fille qu’on aime. Il faut croire que tout va toujours un tout petit peu mieux, mais qu’avec le nez collé sur la vie, des fois, c’est pas si évident à voir.
Pour vivre, enfin, il faut aimer son job. C’est une des conditions essentielles pour prétendre au bonheur. Un incontournable.

Vous ai-je déjà dit qu’écrire pour vous est un des meilleurs jobs au monde?

ET L’HUMOUR. – J’ai presque oublié cette autre condition essentielle.
Dans mon cas, l’humour est d’une extrême utilité. Il sert à dédramatiser des situations impossibles. Comme l’achat d’une urne funéraire pour son père, tiens. Je crois que je n’ai jamais été aussi drôle qu’en magasinant cela. Fallait voir les têtes de sphinx, les sarcophages qu’on nous proposait. À croire qu’on s’en venait enterrer Toutankhamon.
Et puis au travail, la chose m’est absolument primordiale. Tenez, un lecteur m’écrit l’autre jour à propos de la taille des caractères dans le journal. S’agit-il d’une conspiration anti-vieux, me demande- t-il, sans l’ombre d’une trace d’humour, justement. Le pauvre ne sait sans doute pas que nous recevons au moins une lettre du genre par mois depuis aussi loin que je me souvienne.
Ma réponse est toujours la même: «Ne le dites à personne, Monsieur Machin, mais le Voir est en fait aux mains d’une corporation transnationale basée en Suisse et au Qatar qui conçoit, manufacture et distribue des verres de lunettes. Nous nous employons donc à forcer la vue de nos lecteurs afin de la gâter prématurément, ou alors nous faisons réaliser aux autres l’urgent besoin de se procurer des lunettes. Vous aviez bien raison, cela fait partie d’un complot. Au Québec, avec nos six journaux francophones et nos deux hebdos anglos, nous avons contribué à scraper la vue de milliers de Québécois, cela, pour le plus grand bonheur des actionnaires de la compagnie. Surtout, ne le répétez à personne, je pourrais perdre mon job.»
Dernier élément essentiel au bonheur: assumer sa connerie.