C’est fou comme je me sens parfois extraterrestre en lisant certaines nouvelles. Comme celle-ci, en fin de semaine, à propos d’entreprises aux États-Unis qui refusent d’embaucher des fumeurs.
« »Officiellement, l’objectif d’une telle politique est de projeter une image positive« , explique Michael Siegel, médecin spécialiste en contrôle du tabac à l’Université de Boston, qui vient de condamner cette tendance dans le British Medical Journal. « Mais, en pratique, il s’agit d’une manière de diminuer les frais médicaux des entreprises.« » (La Presse, 31 janvier)
Alors voilà, le scandale devrait être là, dans la tentative de diminuer les frais médicaux, et il l’est, c’est vrai. Sauf que moi, mes poils se hérissent dès la première ligne: projeter une image positive de l’entreprise en éliminant les fumeurs.
Plus encore que l’officieux, c’est l’officiel qui me crisse à terre.
D’où mon sentiment initial: vous voyez le scandale chez ceux qui pratiquent la discrimination pour sauver du fric, alors que moi je m’indigne qu’on le fasse pour préserver son lustre corporatif. Je freake que le fumeur soit si rapidement devenu symbole de bêtise, d’indigence intellectuelle.
Plus encore, comme cela ne gêne plus personne, je me demande: à quand les vieux, les gros, les chauves, les laids, ceux qui ne se lavent pas tous les jours?
J’exagère? Espérons-le. Mais à voir la rapidité à laquelle notre tolérance s’évanouit devant certains comportements pour se muer en une intolérance qui va bien au-delà de la raison, on est en droit de poser la question.
Que la norme change, qu’on n’accepte plus les gens qui fument dans la voiture, toutes fenêtres fermées, avec les enfants à l’arrière, ou encore les quelques personnes qui empestent la majorité dans des lieux publics clos, voilà qui est très bien.
Ce qui m’inquiète, c’est le glissement. Quand la norme devient rectitude morale. Quand la majorité impose la marche à suivre, écrase les libertés de l’individu. Quand chaque écart à cette norme devient objet d’opprobre et que cela vous place automatiquement dans une sous-classe d’humains.
Avec la cigarette, la chose est encore plus aisée. Car à bien y penser, c’est vrai: ça pue, ça coupe le souffle, et ça écoure tout le monde autour.
Mais il y a dans le mépris qu’on porte aux fumeurs quelque chose de malsain à l’échelle de la société. Un respect d’autrui et de soi qui sert de masque au visage hideux du conformisme social. Un truc qui s’apparente à l’intégrisme. Une obsession de la pureté, de la tentative de faire un monde sans risque, sans aspérité, sans surprise. Un univers toujours plus lisse, qui lave plus blanc que blanc.
Comme le souhait tordu d’un monde qui ressemblerait à une cellule capitonnée dans un asile de fous.
MÉPRISE À PROPOS DU MÉPRIS – C’est l’argument de ceux qui n’en ont pas: une réplique sournoise, gratuite, qui fait mal parce qu’elle est sans appel et qu’elle exclut toute nuance.
Vous critiquez Israël? Vous êtes antisémite.
Vous critiquez la population? Vous la méprisez.
Heureusement, pour vous protéger, il y a les amis du peuple, en ondes à la station la plus populaire près de chez vous.
Vous les connaissez. Ceux qui aiment les gens ordinaires, le monde normal.
Que font-ils pour vous aider, pour vous sauver des communistes suppôts de Françoise David, et vous guider vers un monde meilleur?
D’abord, ils reconduisent bêtement tout leur monde dans leurs bonnes vieilles ornières. Ils vous flattent, ne remettent jamais trop en cause vos décisions, surtout quand elles vont dans le même sens que les leurs. Pour se donner bonne conscience, ils se doteront d’une contrepartie de fortune qui fera semblant de protester, pour la forme, lors de pseudo-débats qui ont pour objectif de vous donner raison, à vous, simples payeurs de taxes. Ils vous diront que ce sont les autres qui se trompent, pas vous.
Et une fois le racolage complété, ils continueront d’entretenir ce lien. Ils sont la voix du peuple, donc inutile de réfléchir, ils le feront à votre place. Mais pas trop quand même. C’est fatigant.
Non contents de vous dire quoi penser, après la pause, ils vous diront aussi quoi acheter. Pas parce qu’ils y croient. Pas parce qu’ils ont mis à l’épreuve tous les produits du genre et souhaitent vous faire profiter de leur expertise. Non. En fait, s’ils le font, c’est plus simplement parce qu’on leur offre des sommes somptueuses en échange de leur intégrité.
Soudainement, leur probité s’évapore, et de défenseurs du monde ordinaire, ils deviennent vendeurs de chars.
Ceux qui veulent votre bien, vos amis qui vous défendent contre les méchants gauchisses qui regardent le peuple de haut, ce sont ceux-là mêmes qui vous fourgueront n’importe quelle merde à condition que le client paye la somme requise.
Alors, qui méprise le peuple, déjà?
L’asile de la pureté
David Desjardins
Ça fait un bon bout de temps que la société trempe dans l’eau de javel. Pas pour rien qu’on y trouve tant de gens délavés et blanchis jusqu’à transparence. Personnellement, je trouve ça déprimant. Et l’exclusion des gros, des pauvres des vieux, etc, (tout ce qui n’est pas jeune et sportif, finalement) c’est déjà pas mal la norme. Désolant que vous ne vous en étiez pas aperçu avant. Ce qui m’a fait rire à chaude larme dernièrement par contre, et c’est pas du mépris, c’est le bon Ray, vendeur de matelas usagé au marché Jean Talon, qui nous apprend que 33% des gens passent leur vie à dormir. Il ignore même jusqu’à quel point il a raison.
Retour d’une expédition impromptue à Vanier, mardi midi.
Dans le taxi, un homme et quatre femmes, dont moi. Tous blancs, francos, possiblement cathos.
La femme assise devant moi, avec un à propos d’anthropologue de brousse de douzième génération, s’enquiert avec sollicitude auprès du conducteur des conditions du métier de chauffeur de taxi. Flatté dans le sens du poil, le bon vieux Roger s’exécute avec grâce, dans un silence quasi religieux, ponctué par les cahotements du véhicule qui s’enlise dans les crevasses abyssales du boulevard Hamel :
« Trop de trafic au centre, moi j’reste autour. Ça coûte cher une licence de taxi, tsé, 140 000 $ à rembourser sur 10 ans. Chus ben mieux avec mon deal de 40/60, même si la criss de vanne roule pas pantoute. J’y ai dit au propriétaire, ta vanne, c’est d’la scrappe. D’la longue route ? Nan, j’en fais pas. Pas assez payant. De toute façon, le monde ça tippe pas le jour, ça tippe la nuite. Pis moé, j’travaille l’jour. Pis m’a t’le dire, moé, les importés qui reviennent de l’aéroport, ça tippe pas. Les criss de nègres, ça tippe pas. Pas un qui tippe. Toutes pareils. Ça va courir pour mettre ses affaires tu-seul dans valise pour pas que tu y touches. Pis les maudits arabes, pu capable. Y veulent toutes nous fourrer avec les accommodements raisonnables, ils l’ont dit à TV. Je l’ai dit à mon fils, je l’ai dit que j’étais pas raciste. Mais asteur, j’le suis. Pis lui ‘si. C’te monde-là, y veulent se faire haïr. »
Arrivée à destination, le cœur dans la gorge, je regarde les trois femmes qui m’accompagnent, métamorphosées en dindes, se trémoussant d’aise, glousser les mêmes vérités bibliques :
« C’est ben trop vrai ! Moi non plus chus pu capable ! Maudits importés ! Qu’y restent cheu-eux au lieu de nous voler nos jobs ! »
Le cœur dans la gorge, je lance au chauffeur, avant de lui donner un pourboire devenu moite de dégoût dans ma main : « Moi je dirais plutôt que vous aimez les haïr. »