Desjardins

Méprise critique*

Monstrueuse, l’affiche. Impossible de la rater. En arrivant dans le stationnement, comme elle couvre au moins la moitié de la façade du gigantesque cinéplex, elle vous saute littéralement à la gueule. Dessus, écrit en lettres toutes plus grandes que l’auto:
«Tout le monde peut être critique de cinéma.»
On comprend qu’il s’agit de mousser le site Internet du cinéplex, qui s’est lui aussi mis au Web 2.0.
C’est bien beau, bien gentil. Sauf qu’il y a un truc qui me tarabuste dans cette phrase qu’on utilise pour inviter le public sur le site.
C’est pas vrai.
Tout le monde ne peut pas être critique de cinéma, comme tout le monde ne peut pas être menuisier.
Oui, mais monsieur, dire si on a aimé un film ou pas, tout le monde peut faire ça, tout le monde a une opinion. Comme tout le monde peut clouer deux bouts de bois ensemble. Pas vous?
Si, si. Je peux clouer deux bouts de bois ensemble, sauf que ça ne fait pas de moi un menuisier. Comme de dire que vous avez aimé un film ou pas ne fait pas de vous un critique. Il s’agit de donner son appréciation d’un film, c’est tout. Vous me suivez?
Oui, mais monsieur, sont chiants les critiques, c’est des intellos, et puis y’aiment jamais rien.
D’abord, ça non plus, c’est pas vrai. Moi, je nous trouve en général assez justes. Mais au fait, savez-vous c’est quoi la job du critique? Prendre une ouvre (de cinéma, de musique, d’arts visuels ou autre), et la mettre en contexte. En connaissant le passé de l’artiste, l’ensemble de sa production, son art, on mesure la qualité d’une ouvre. Ce n’est pas toujours exact, et il se peut que vous, vous aimiez ça comme des fous alors que nous, critiques, nous détestions cela. Mais c’est normal. Notre travail est justement de ne pas tomber (ou enfin, d’essayer de ne pas tomber) dans les pièges du racolage, du marketing, de la facilité.
Oui, mais monsieur, le cinéma, c’est de la détente, de l’évasion.
Oui et non. Et la détente, l’évasion, ça ne veut pas nécessairement dire qu’on laisse passer n’importe quoi. Il y a des comédies très drôles, mais passablement niaiseuses, qui sont finalement d’assez mauvais films. Il y a des drames pathétiques qui nous arrachent le cour, mais qui relèvent de la manipulation sentimentale assez grossière. On peut être marrant sans être génial, et triste en racolant comme une pute.
Et puis le cinéma, ce n’est pas que de la détente et de l’évasion. Des fois, c’est tough et ça fait mal, c’est compliqué, ça demande un peu d’effort. Comme certains livres, comme certains disques, comme beaucoup d’ouvres d’art. Parce que l’art, s’il a une utilité, c’est justement de nous faire réfléchir sur la nature humaine. Sujet parfois aride, qui commande une certaine lenteur, et même parfois, une économie nécessaire sur le plan du rythme et du style qui se situe bien loin des contingences du divertissement qui va vite, explose vite, baise vite et déboule ainsi vers l’invraisemblable jouissance du spectateur hypnotisé.
Et c’est là, je crois, que réside le cour de cette méprise.
Vous considérez que séparer l’art du divertissement relève de l’élitisme. Sauf que ce ne sont pas les critiques qui opèrent cette séparation. Au contraire, nous jugeons de tous les films comme s’il s’agissait. de films. Bien sûr, un David Lynch et la dernière comédie romantique mettant en vedette Jennifer Aniston ne sont pas abordés de la même manière, et on n’en exige pas les mêmes choses. Mais de la part de leurs artisans, on attend cependant la même rigueur, la même recherche d’excellence, peu importe le genre.
Si vous voulez seulement vous divertir, c’est ben correct. Le cinéma comme le reste de l’offre culturelle sert aussi à cela. Mais donner son appréciation d’un film en se basant sur des impressions et des émotions brutes, cela ne fait pas de nous tous des critiques.
Seulement des amateurs de cinéma, des acheteurs de divertissement.
Et contrairement à ce qu’on voudrait vous faire croire, ce n’est pas pareil.
Maintenant, est-ce qu’on parle de la différence entre les blogueurs citoyens et les journalistes?
Wof… On sait bien, les journalistes, tous des menteurs, des vendus, des pourris, tandis que les gens ordinaires, eux, tsé le monde normal…
Bon, bon, bon. On en discutera une autre fois, OK? Sinon je sens que je risque de me fâcher.
 
*Ce texte est la version 2.0 (donc modifiée, et espérons-le, améliorée) d’un billet récemment publié sur mon blogue, espace que je conçois comme une sorte de laboratoire, un endroit où disposer des sujets du moment, faire des essais, partager des impressions. Il se peut cependant que certains billets virtuels méritent de prendre le chemin du papier. Il me semblait que c’était ici le cas. Il s’agit d’une première fois, mais sans doute pas de la dernière. Et puis après tout, si le papier alimente le Web, pourquoi pas l’inverse?