Desjardins

Lectures vitales

Pourquoi enseigne-t-on la littérature? Est-ce pour faire un cours sur l'histoire et la théorie ou pour donner le goût des livres?*

La question peut paraître oiseuse, et pourtant, il me semble que l'une des principales sources du désintéressement des jeunes face aux livres tient justement à ce malentendu.

Je crois bien en avoir déjà parlé ici: comme plusieurs, je garde un souvenir aussi mauvais qu'impérissable de la plupart de mes lectures imposées lors des cours de français obligatoires au secondaire et au cégep… Les intentions des profs sont pourtant nobles, montrer l'histoire du Québec à travers une littérature qui se fabrique en parallèle. Mais à quoi bon si, du coup, on écoure des générations entières de la lecture?

Évidemment, les programmes et les bonnes intentions ne sont pas les seuls responsables de la situation. La lecture est un anachronisme dans un monde qui souffre de déficit d'attention hyperactif généralisé. Impossible de prescrire à l'Occident sa dose de Ritalin, faudra s'y faire.

Reste qu'on pourrait mettre les chances de notre bord en proposant des ouvrages qui risquent au moins de capter l'attention des étudiants. Pas nécessairement des livres faciles, mais des ouvres qui leur parlent. Ce que ne feront jamais Le Survenant, Bonheur d'occasion, ou même Une saison dans la vie d'Emmanuel, malgré leurs indiscutables vertus littéraires.

Le but, c'est de faire lire. Pas de se résigner et de dire: au moins, ils auront lu ceux-là. Le but, c'est de montrer quel monde se cache sous les couvertures. Mieux, de forcer les jeunes lecteurs à ralentir le temps, à étirer le plaisir de se faire raconter des histoires, et de leur montrer comment on entre dans la tête des gens comme on ne peut jamais le faire autrement qu'en tournant les pages d'un bouquin.

Voici donc quelques ouvrages proposés, tous tirés des bibliothèques chez nous. Une liste incomplète, subjective à mort, c'est vrai. Je vous mets cependant au défi d'en terminer un, n'importe lequel, et de ne pas avoir envie d'en prendre un autre immédiatement.

Pas parce qu'ils sont racoleurs. Pas parce qu'on y joue aux putes avec vos sentiments non plus. Mais parce que vous y trouverez des vérités, de la folie, de l'angoisse, des histoires aussi fabuleuses qu'accablantes. Un souffle. De la vie, quoi.

Prêts? Pas grave, on commence pareil avec de la littérature d'ici, pour faire plaisir aux chauvins. Les Lettres à Mademoiselle Brochu de Maxime-Olivier Moutier. On propose plus souvent son Marie-Hélène au mois de mars, mais je lui préfère Les Lettres pour son côté ouvertement trash, porno, et pour son motif: dire à quelqu'un ce qu'on ne peut jamais dire à personne. Écrire des lettres qui sont comme des coups de poing sur la gueule et qu'on traverse, haletant, assistant au combat que Moutier mène contre sa part de folie et d'ombre.

"Où vont les IBM pour mourir? Où se trouve le cimetière secret des TRS-80? Le charnier des Commodore 64? L'ossuaire des Texas Instrument?" Ne serait-ce que pour ce genre de perles techno-nerd, et pour le talent de conteur du collègue Nicolas Dickner, j'ai bien sûr pensé à son Nikolski.

Autrement, ma toute belle dont je sollicite l'aide et les suggestions me confie tout le bien qu'elle pense de Bestiaire d'Éric Dupont. Elle me suggère aussi L'Hiver de force de Réjean Ducharme: j'achète. Parce que c'est son plus accessible, et parce que si je l'ai lu il y a un million d'années au moins, je souris encore en pensant à André, Nicole et Petit Pois. Tiens, je prends le livre, l'ouvre à la première page de texte: tout est là, parfait. Le ton est encore actuel, le rythme rock'n'roll, et au troisième paragraphe, je suis déjà jaloux de l'auteur en même temps que je me pisse dessus.

On continue?

Vite comme ça, une évidence, déjà assez souvent au programme: Le Grand Cahier d'Agota Kristof, pour la qualité du conte moral où on en prend plein la gueule. Vite encore, un inconnu ou presque: Une autre nuit de merde dans cette ville pourrie de Nick Flynn, pour le témoignage poignant d'un fils, intervenant dans un centre d'accueil pour itinérants, qui rencontre pour la première fois son père, poète de troisième ordre, fou, clochard. On termine avec l'impression de s'être fait trouer l'âme avec une grosse perceuse DeWalt.

Sinon, de Luis Sepulveda: Le vieux qui lisait des romans d'amour. 120 pages d'humanité, et donc de sauvagerie, mais aussi de magie, de fulgurance. On se l'envoie en un après-midi dont on se souviendra toute sa vie du temps qu'il faisait ce jour-là, de la musique qu'on a écoutée en lisant, et de l'impression, comme irradiante, d'avoir touché à quelque chose d'aussi simple que beau.

L'espace manque presque déjà. Avant d'arriver en fin de parcours, je m'en voudrais d'omettre Abattoir 5 de Kurt Vonnegut et Un privé à Babylone de Richard Brautigan, qui sont deux belles introductions à ces auteurs, parmi les plus ahurissants de la littérature américaine. Un roman de SF qui n'en est pas un. Un polar qui n'est pas un polar non plus. Deux bouquins complètement dingues, brillants.

Je me rends compte que je n'ai pas nommé un seul auteur français jusqu'à maintenant. Et voilà que mon premier Français est peut-être le plus américain d'entre tous: Jean-Paul Dubois, dont je ne saurais trop recommander Vous aurez de mes nouvelles parce qu'il ouvre sur deux littératures. La française, un peu, mais surtout le réalisme américain de Raymond Carver, John Updike ou Richard Ford. En gros: des destins ordinaires qui chavirent. Des âmes simples qui s'égarent. Mais pour la littérature française qui sonne comme du Satie dans les oreilles, Patrick Modiano, dont j'ai presque tout lu, chaque fois avec le même ravissement. Pour le néophyte, on commence par le plus beau: Rue des boutiques obscures.

Je fouille dans la masse informe de bouquins qui jonchent à présent mon bureau. J'en extirpe un que je ne reconnais pas. Normal, c'est le nouveau Jacques Poulin, que je n'ai pas lu et dont je ne suis pas censé parler, puisqu'il n'est pas encore sur les rayons.

Après la dédicace, cette citation d'Alberto Manguel: "Lire, presque autant que respirer, est notre fonction essentielle."

Pas con. Exagéré, évidemment, mais pas con. Et si apprendre à aimer lire relevait finalement plus du ministère de la Santé que de celui de l'Éducation?

*J'emprunte la question à mon confrère Steve Proulx, qui posait la même dans son blogue il y a quelques semaines.