Desjardins

Des cartes postales en mouvement

C'est toujours la même chose: je quitte pour ne pas écrire, et après deux jours, parfois moins, l'envie me prend de vous dire des trucs. Vous parler du fond de l'air, du beat de la ville où je me trouve, comme si nous la découvrions en même temps.

Généralement, c'est en allant courir que ça se produit, et dans ma tête, on dirait des cartes postales en mouvement. Des images fraîches, comme le givre d'un matin d'automne dans Central Park, trempé dans la lumière crue du petit matin. Les anglos diraient "crisp", comme dans croustillant, mais ce n'est pas vraiment ce que ça veut dire. Savez, ce moment du petit matin où le monde se sépare encore en deux. Bleu d'un côté, jaune de l'autre. On dirait effectivement que le sol craque sous les pieds. Crounch. Ou sploutche dans la rosée.

Nous sommes tout plein à faire pareil, à placer quelques shorts et notre bonne paire de "runnings" dans nos valises quand nous partons. Pour garder la forme, mais peut-être aussi pour observer le monde autrement, depuis l'angle inédit que procure le mouvement qui permet d'entrer dans le flot des villes, pour mieux s'en soustraire et se décaler, mais juste un peu. Un rythme assez rapide pour devenir invisible, suffisamment lent pour avoir le temps de saisir une parole, un son, de voir se dérouler sous nos yeux une scène du quotidien de la ville.

Le monde prend alors un autre rythme. Le nôtre. Et la douleur au genou, et le souffle court, et les images que l'on voit en se disant qu'on aurait donc dû trimbaler son calepin. Mais on ne le fait jamais. Alors on les range dans la mémoire en espérant ne rien oublier jusqu'au retour à l'hôtel.

Ce sont des riens, du quotidien savamment dilué dans les premières lueurs du jour et dans la sueur. D'autant plus inspirants qu'ils nous changent de la sordide impudeur des comptes rendus des douze mille procès pour meurtre du moment.

LE DANGER AU COIN DE LA RUE – Dans le Garden District de La Nouvelle-Orléans, les dalles des trottoirs sont les pires ennemies du coureur distrait. Les énormes racines des magnolias les soulèvent, à tel point que certaines sortent carrément de terre, prêtes à vous enfarger, donnant au quartier ce supplément de pittoresque glauque qui n'est pas nécessaire. Même en plein jour, et malgré la beauté des fleurs, de la végétation presque tropicale et des maisons, l'endroit a quelque chose d'inquiétant.

Sur Magazine Street, je rencontre un type, poète local, un drôle de mongol. Je cherche des sujets pour mes papiers à écrire sur la vie là-bas six mois après Katrina. Il me raconte son logement inondé, ses amis déménagés, me présente ses voisins, roule un joint et me refile son recueil de poésie fait main. Au moment de nous séparer, il me sourit et y va d'un conseil: Va pas par là, ti-gars, tu risques de te faire tuer.

C'est trop gentil. (Avril 2006)

CLOCHARDS CÉLESTES – Tout en haut des collines de San Francisco, je cherche au pif et au fil des rues un parcours qui ne monte ni ne déboule trop, histoire de ménager mes genoux. Je prends Polk vers le nord, oblique sur Washington, vers l'ouest et les demeures cossues de Pacific Heights. Dans Lafayette Park, des nounous mexicaines dorlotent des enfants blonds comme des Beach Boys. Des types qui pourraient être les frères des nounous promènent des chiens qui chient sur la pelouse vert tendre.

Je redescends Fillmore un bon bout, jusqu'à Eddy Street. Devant les immeubles, je dois littéralement sauter par-dessus les clochards qui dorment par terre. Vieux hippies, wannabe-beatniks et autres poivrots aux idéaux noyés dans la dope et l'alcool. Ils sont des centaines, sinon des milliers à aboutir ici. La fin du voyage.

Combien d'entre eux croyaient que "la route de l'excès mène à un palais de sagesse"? Combien planaient, rêvant de la Californie, du mythe, du Summer of Love, et atterrissent dans la rue, venus à bout de tout et surtout d'eux-mêmes? Ils ne sont désormais que crasse et sourires édentés que le regard fuit naturellement. Ils n'ont de céleste que la voûte qui leur sert de toit dans la nuit glaciale de San Francisco. (Avril 2008)

PEAU D'ÂNE – Tous les matins, avant l'aube, ça recommence. Cloc, cloc, cloc, cloc. Le son des sabots du crisse de bourricot me sort d'une trop courte nuit de sommeil. Tous les matins, je bougonne et rêve de lui mettre mon pied au cul. Dans le village antédiluvien de Frigiliana, en Andalousie, pas moyen d'y échapper. Le minuscule hameau est construit à flanc de colline, ses petites maisons blanches uniquement accessibles en parcourant un dédale de ruelles et d'interminables escaliers. L'âne est donc l'unique moyen pour y transporter des articles lourds, comme les pavés que l'on répare plus haut dans le village.

Les escaliers, c'est aussi bon pour l'entraînement. Je les monte et les descends plusieurs fois ce matin-là, fais le tour de l'enceinte par la route du bas pour revenir quand je croise l'âne… Et à sa vue, ma colère s'évanouit aussitôt. La pauvre bête semble rompue, surchargée de sacs de ciment, de pavés. Je songe que son pas lourd qui me réveille, c'est celui de l'effort inhumain, inanimal ai-je envie de dire, pour monter tout ce fatras. Encore et encore. Jour après jour.

On se regarde une seconde dans les yeux, le bourricot et moi, j'en profite pour m'excuser silencieusement. Je suis un touriste. Lui est au bagne. (Octobre 2002)

LES ZOMBIES – C'est la crise? Quelle crise? Dans le sud de la Californie, tout va pour le mieux, même si au concessionnaire Lamborghini de La Jolla, c'est plutôt tranquille cet après-midi, et que le quotidien local vient d'être racheté par une firme de Beverly Hills qui se spécialise dans la restructuration d'entreprises en chute libre.

En fait, il y a tellement d'argent ici, c'en est gênant. Gênant de je ne sais pas quoi. Gênant quand on voit cela, tiens:

San Diego, quartier Hillcrest. En courant sur le viaduc de la rue Washington qui enjambe Sixth Avenue, alors qu'elle plonge vers les boulevards, on aperçoit une maison de convalescence en contrebas. Encastrée dans un cap, juste au bord de la route où défilent à pleine vitesse des centaines de voitures chaque minute. Là, dans le monoxyde de carbone et le bruit incessant, une grosse femme vêtue d'un ensemble de coton ouaté fuchsia dévisage le vide. À trois ou quatre mètres d'elle, sur une petite allée de pierres, un homme dans son fauteuil roulant, penché, la tête vers le sol, immobile.

À croire qu'on les a envoyés là pour les achever plutôt que pour les soigner. À croire qu'ils sont déjà morts, mais qu'on a oublié de les avertir. (Mars 2009)