Desjardins

Comme un léger agacement

"Depuis que j'ai commencé, soit à l'âge de 25 ans, je me suis demandé si écrire aidait à vivre, ou le contraire. Puis un jour, je me suis rendu compte que c'était plutôt une manière de vivre."

La citation appartient à Jacques Poulin, rencontré la semaine dernière pour la parution de son nouveau roman. Ce qu'entend l'écrivain par "manière de vivre"? Qu'écrire teinte les rapports avec les autres, et que les rapports avec les autres sont aussi teintés par l'écriture. Tout ce que l'on vit est un matériau potentiel pour l'écriture. Tout ce que l'on écrit devient en quelque sorte un morceau du réel, ne serait-ce qu'un sujet de discussion, ou une inquiétude ("tu vas pas écrire ça, hein?").

Maintenant, prenons cette idée, très intéressante, et appliquons-la aux technologies qui font de nous des autobiographes en mouvement. Puis posons-nous la question suivante: à quel point l'arrivée de nouveaux bidules technos et sites de blogging ou de micro-blogging est-elle en train de transformer nos vies, devenues une sorte de perpétuelle représentation devant public?

Vit-on le moment présent sans se soucier du reste, ou si, au contraire, on le fait de plus en plus en songeant à ce qu'on pourra en tirer au moment de faire sa prochaine déposition sur Twitter? Et dans quelle mesure la photo banale et innocente sur Facebook a-t-elle une incidence sur nos vies, considérant qu'elle devient un sujet de conversation dans le réel, par exemple?

Sommes-nous des stars à une échelle microscopique, dont le public serait composé d'amis et de connaissances? Facebook et Twitter sont-ils le nouvel Échos vedettes, y compris pour les inconnus?

Chose certaine, ça l'est pour les politiciens et les stars de la musique et du cinéma qui s'en donnent à cour joie sur la plateforme Twitter, où le principe, simplissime, consiste à décrire ce que l'on fait en ce moment en 140 caractères ou moins. Il existe même, désormais, des nègres du micro-blogging, chargés de mettre en ligne le statut actuel de la vedette, trop occupée à faire l'inventaire de ses lunettes de soleil pour l'écrire.

"Martha Stewart cherche ses barniques Chanel, mais ne trouve que ses vieilles Ray-Ban", pourrait-on lire, par exemple, sur le fil d'événements de la diva du mode de vie, dont on peut réellement suivre la vie en direct sur Twitter, grâce à son assistante, sans doute.

Remarquez, il n'est pas question de scandale ici, ni même d'indignation. Seulement d'un léger agacement d'ordre sociologico-philosophique.

Déjà que nous sommes obsédés par l'image que nous projetons, si cette image est retransmise partout sur le Web, tout le temps, risquons-nous de devenir un peu dingues? Ou au mieux, atrocement superficiels?

À moins que la contrainte d'espace de Twitter ne mène à l'invention d'une sorte de haïku moderne?

Je regardais cette semaine sur une webtélé un gourou d'Internet déclamer que l'avènement de l'ère de Twitter est aussi celui du "temps réel", c'est-à-dire que nos vies sont maintenant en parfaite synchro avec leur représentation. Le spectacle de nos existences n'est plus même en différé, comme sur les blogues, qui réclament un certain délai. Maintenant, depuis le téléphone portable muni d'un navigateur Web et d'une caméra, le show est disponible en direct, live sur Facebook, Twitter, et quoi d'autre encore.

Ce qui ne serait pas non plus la fin du monde si les compagnies ne se félicitaient pas d'altérer les rapports humains. Comme cette transnationale du sans-fil qui célébrait littéralement les résultats d'un sondage dans lequel on apprenait que de plus en plus de Canadiens choisissent la technologie pour rompre avec celui ou celle qui hier encore faisait battre leur cour. "Finies les mains moites", claironne victorieusement le communiqué de presse.

Vous me direz qu'hier, c'était la lettre ou le téléphone, qu'il n'était guère plus élégant de rompre de cette manière qu'avec le texto ou le courriel. Ou mieux, qu'il y aura toujours des pleutres, incapables de faire la sale besogne face à face, en mettant leurs culottes. Mais avouez qu'il y a dans cette évolution des pratiques une distance supplémentaire, un autre écran de dépersonnalisation. Il n'y a plus de voix, plus de calligraphie, plus de tache laissée par une larme sur le papier, et sûrement pas une gorge serrée, et la chaleur d'une parole vivante qui peuvent parfois atténuer chez celui ou celle qu'on laisse l'impression d'être la dernière des merdes.

En fait, avec le texto, il n'y a parfois même plus d'orthographe.

C fini je t'm pu. A +

La lâcheté analphabète devenue un outil de marketing pour les téléphones portables avec clavier complet. Yé.

Tout cela pour vous dire que malgré mes craintes, je pense la même chose que Poulin. Ou enfin, lui c'est pour la littérature, moi, c'est pour les nouvelles technos. Je ne suis pas sûr si cela m'aide à vivre, ou m'empêche de vivre, mais chose certaine, c'est une manière de faire, c'est tout.

Quoique…

Reste une inquiétude. C'est la faute à Platon, et sa damnée caverne.

J'ai cette impression désagréable qu'autrefois enchaînés, nous sommes finalement sortis de la caverne puis, dégoûtés de ce que nous avons vu, nous y sommes retournés, préférant la représentation de la vie à la vie, le spectacle à la vérité, l'image dans le miroir à nous-mêmes.

Plus la technologie avance, plus elle nous permet de nous planquer. Loin de ce qui pue, qui fait mal et qui vrille les tripes. La vie, quoi.

J'essaie de me rassurer en me disant que je suis en train de devenir fou et que je me prends pour un hybride de Jacques Godbout et Denise Bombardier, à l'affût d'un nouveau cataclysme culturel et de la plus récente forme de barbarie occidentale. Car au fond, l'humanité a étonnamment bien survécu aux pires assauts télévisuels (merci Pierre Marcotte, Shirley Théroux, Michel Louvain et Éric Salvail); nous sommes déjà retranchés dans nos salons, à l'abri du monde, et la Terre n'a pas cessé de tourner pour autant. Mais en même temps, il y a une autre voix qui me dit que ce n'était peut-être que le début.

Les balbutiements d'une ère où chaque individu pourra enfin se convaincre qu'il est Dieu. Mais pas trop longtemps.

Quinze minutes, genre.