La pauvreté, c'est parfois une culture. Une famille, un quartier, une école: de la pauvreté partout, pas moyen d'en sortir. Enfin, c'est l'impression qu'ont ceux qui grandissent dedans. Comme un engrenage dans lequel tu te prendrais la manche dès l'enfance.
Une culture de la pauvreté, donc, du désouvrement, de l'ennui comme pain quotidien, et de la violence, parfois. De la dope et de l'alcool aussi, mais pas tellement plus que dans les bungalows de banlieue ou les condos de quartiers en vogue où l'on collectionne les ordonnances et où l'on planque la vodka dans les serviettes de la lingerie, là où les enfants et le conjoint ne les trouveront pas.
C'est l'avantage de la petite bourgeoisie: elle peut dissimuler son malheur, le couvrir d'un joli vernis qui camoufle les poques, tout simplement parce qu'elle en a les moyens.
Autrement, il y a ceux qui dérapent, glissent lentement, mais inexorablement. Vous en voyez déjà plein dans les journaux américains, vous en verrez bientôt ici aussi. Cela fait de bonnes histoires en temps de récession.
Car là, non seulement on est dans l'extraordinaire, dans le destin qui dérive, mais on n'est plus que dans la pauvreté, celle qui s'organise malgré tout, celle qui parvient tant bien que mal à s'abriter, se nourrir et envoyer les enfants à l'école. Là, on est plutôt dans ces accidents de la vie que l'on comprend mal, à moins de se faire expliquer.
Si j'ai bien compris ceux qui m'ont déjà raconté comment cela leur était arrivé, c'est un peu comme dans ce poème de Raymond Carver qui s'intitule S'enfermer dehors, puis essayer de rentrer:
Vous sortez simplement, vous claquez la porte
sans réfléchir. Et quand vous comprenez
ce que vous avez fait
c'est trop tard. Si ça ressemble
à l'histoire d'une vie, alors très bien.
Il y a des milliers d'histoires qui ressemblent à cela, justement. Vous perdez votre emploi, vous tentez tant bien que mal d'en trouver un autre, mais cela ne fonctionne pas. Puis vous abandonnez, peu à peu. Les comptes en souffrance se teintent de rouge, prennent un ton atrabilaire, puis au fil du temps, vous connaissez certains huissiers par leur nom. Et là, un jour, parce que vous ne vous en souciez plus trop, vous perdez tout. C'est trop tard.
Fuck! Me suis embarré en dehors de ma vie, vous dites-vous en fermant les yeux le soir. Quand vous le pouvez.
Il y a donc des milliers d'histoires qui ressemblent à cela, disais-je, toutes différentes et semblables à la fois. On vous en racontera plusieurs, because la crise, la récession, les coupures un peu partout, et leurs dommages collatéraux. Ça fait de bons papiers, je le sais, j'en ai déjà commis quelques-uns du genre, et puis ces histoires méritent d'être dites parce qu'il faut montrer les naufrages humains, les raconter, et essayer de les comprendre.
Ce qui est moins racoleur et dont on parle trop peu, c'est la culture de la pauvreté dont il était question dès la première ligne. Moins racoleur, parce qu'on finit par considérer cette pauvreté comme une fatalité. Quelque chose de normal.
Ce qui explique qu'on ne fasse pas grand-chose pour éradiquer cette culture-là. Ou enfin, pas assez. Ce qu'on a trouvé de mieux, c'est encore l'idée de forcer les gens aptes au travail à reprendre le collier.
Cela va si on souhaite surtout se rallier la classe moyenne dans laquelle infuse le mépris du BS. Mais après? Je veux dire: Comment sortir de cette culture du chèque? Comment donner le goût de la réussite, du savoir, du travail, et le sentiment de satisfaction qui vient avec un emploi dont on se sent fier, qui nous rend au moins un tout petit peu plus heureux? Comment donner l'espoir de faire quelque chose qu'on aime de sa vie? Comment sortir des ornières de la mendicité institutionnelle?
Je vous dis cela en même temps que j'ignore comment instiller cette idée chez les classes plus favorisées, où le travail ressemble de plus en plus à une triste obligation. Parce qu'au-delà de la culture de la pauvreté, il y a celle de toute une société obsédée par le consumérisme et qui communie tous les jours à l'autel des bebelles.
Ce n'est pas une condamnation, mais une constatation, puisque anyway, nous faisons tous partie du problème. À moins, bien sûr, de vivre seul, autosuffisant, au fond des bois.
Reste qu'avant d'avoir la prétention de prêcher le bonheur par le boulot, faudra que les masses industrieuses se posent une question elles aussi.
Travaille-t-on pour gagner sa vie, ou pour s'en payer une?
Je sais pas pour vous, mais j'ai parfois le sentiment que, d'une certaine manière, nous nous sommes aussi enfermés dehors.
LES MAINS – Quand j'habitais sur la 7e Rue, je voyais toujours le même type fouiller dans le conteneur à déchets, derrière l'édifice où je vivais.
Avec le temps, j'ai pris l'habitude de lui garder mes canettes vides dans un grand sac. Lorsque je l'apercevais par la fenêtre de la cuisine, j'ouvrais la porte, le hélais, et lui disais que j'avais quelque chose pour lui. Toujours très calme, réservé, il prenait le sac que je lui tendais, l'ouvrait, regardait dedans et me souriait en balbutiant une sorte de remerciement presque inaudible.
C'était toujours pareil. Sauf une fois.
Nous revenions du lac, ma blonde, ma fille et moi. Je l'ai vu dehors, suis sorti avec un sac, et il m'a demandé si je fumais, ce qui était le cas à cette époque pas lointaine du tout.
Nous avons donc grillé une clope, adossés au mur de briques. Il m'a raconté qu'il venait des Îles-de-la-Madeleine, et plein d'autres choses que je n'écoutais pas, puisque j'étais obsédé par ses mains. Des mains de type qui fouille dans les poubelles. Des mains noires, vraiment. Des mains calleuses, pleines de cicatrices, sans doute coupées par mille tessons et boîtes de conserve. J'ai un peu honte de l'avouer, mais après lui avoir dit au revoir et lui avoir serré la main, je me suis précipité à l'intérieur pour laver les miennes. Deux fois de suite.
Je l'ai croisé l'autre jour, il ne m'a pas reconnu. Il avait des vêtements parfaitement démodés, mais propres, la barbe taillée, le regard libre. Mais j'ai su avec certitude qu'il allait sans doute un peu mieux quand j'ai aperçu ses mains: immaculées.
Puisqu’il est question de culture, je dirais que ce sont les parents qui la cultivent. Les parents qui ne savent pas comment arrivent les enfants. Les enfants qui à leur tour deviennent des parents qui ne savent pas comment arrivent les enfants. La roue.
Merci pour l’histoire des mains.
N’oublions pas, à l’autre bout du spectre, l’autre culture, celle de la richesse. Celle qui mange dans l’assiette des autres, celle qui pille les ressources de la planète. Ressources qui, si on y pense un peu, appartiennent à tous, et pas à quelques-uns… ceux qui nous ont enfermés dehors, tous autant que nous sommes, avec notre consentement silencieux.
Très touchant quand vous êtes dans la rue près des gens.
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