Leonard Cohen est un compagnon de route.
Il en va ainsi de toute la musique qu'on aime, enregistrée puis diffusée dans nos oreilles: elle est fondamentalement différente des livres, des spectacles, des pièces ou des expositions qui, chacun à leur manière, sont des voyages.
Par exemple, on entre dans les livres pour en ressortir. Chargé de leur sens, porteur de leurs mots, mais on en émerge, et on les dépose éventuellement, quelque part sur une étagère et dans la mémoire.
La musique, elle, nous accompagne partout. On l'écoute en faisant autre chose. En vivant, tiens. Elle nous tient compagnie et nous guide à travers ce complexe périple.
Selon la demande, elle nous plonge dans des états de béatitude, de folie, de bonheur, de stupeur, d'hystérie, de colère, de lucidité, de douleur: tout cela en marchant, en roulant, en déambulant mollement dans les rayons d'une épicerie tandis que les petits bouchons du iPod nous épargnent la musique de zombie que crachent les haut-parleurs.
Celle de Cohen est justement un antidote aux airs de morts-vivants. Un éperon qui nous sort de la torpeur et nous ramène à l'essentiel. La vie, l'amour, la mort. Y a-t-il jamais eu autre chose?
Mais comme les autres musiques qui nous préservent de l'ennui, comme n'importe quel remède à la morosité, il existe des effets secondaires dont il faut se méfier. Dont un voyage forcé au cour de la mémoire affective.
C'est Desjardins qui chante: revenir d'exil comporte des risques, comme entrer une aiguille dans un vieux disque (extrait de J'ai couché dans mon char). C'est crissement bien dit.
Tenez, dès les premières notes de Take this Waltz, je revois toute une année, ou presque. Au moins 300 jours de tristesse, de dèche, de jobines de merde et d'amours en cul-de-sac au cour de Montréal, un hiver qui ne voulait pas mourir, des nuits interminables et une douleur qui n'en finissait plus d'agoniser.
This waltz, this waltz, with its very own breath of brandy and death…
Une haleine que l'on respire pour survivre en temps de crise, que l'on s'administre à doses homéopathiques par la suite, afin d'éviter que l'idée de la mort ne nous tétanise.
Avec ces chansons, on revient donc chaque fois à l'intérieur de soi comme on rentre d'un ailleurs qui s'appelle le travail, la paperasse, la vaisselle, le trafic, les obligations, quoi. On rentre chez soi, en soi, avec notre compagnon de route, Cohen, qui est aussi un professeur. Non pas de désespoir, mais de langueur.
Comme pour des milliers de gens, dont plusieurs seront au concert ce jeudi, Cohen m'accompagne depuis l'adolescence, et à chaque époque de ma vie, je le réécoute pour en entreprendre un nouveau versant, pour explorer ses paysages.
Celui de la mort. Celui de l'amour. Celui du merveilleux. There's a crack in everything, that's how the light gets in, Chose, savais-tu ça?
Ses chansons, elles sont à la fois source et témoin de désillusions, des plus pénibles apprentissages.
Pas toujours à cause des textes, qui fourmillent de références obscures, bibliques, talmudiennes ou autres, mais toujours à cause de cette voix qui résonne comme un écho du passé ou comme celle d'un prophète. Une voix qui réveille les souvenirs, qui exacerbe les sentiments, et qui expose les cicatrices pour qu'on les regarde un moment, comme un vétéran farfouille dans ses médailles de guerre.
Un exercice auquel les textes ne nuisent pas non plus.
Les tricheurs repentants ont I'm Your Man: If you want to strike me down in anger, here I stand…
Les cyniques ont Everybody Knows… that the deal is rotten, old black Joe is still picking cotton for your ribbons and bows, and everybody knows.
Quant aux défigurés de l'amour ou de la vie en général, les poqués bord en bord, ils auront toujours Chelsea Hotel: we are ugly, but we have the music.
J'écris ceci et écoute Cohen, le nouveau Live in London, et chaque chanson ouvre une brèche, le souvenir d'une leçon apprise à la dure. Il n'y a pas de pitié dans ces morceaux qui sondent les âmes qui penchent comme la fin du jour, les fêlures, le sexe triste, la mystique de ce poker qu'est la vie.
Et au cour du chaos des existences, cette chose incroyable. Si forte, si complexe, si extraordinairement tordue. Comme de raison, cet anti-Sinatra, ce crooner de la mélancolie nous la sert au milieu d'une chanson de fin du monde. Un vers qu'il laisse tomber au beau milieu de The Future, à travers les dictateurs, les cataclysmes, les meurtres et l'horreur à l'état pur, comme on lance une corde à celui qui va se noyer, seul au large. Un rappel que rien n'est jamais tout à fait perdu, et en même temps, un pieu dans le cour de ceux qui l'ont échappé:
Love is the only engine of survival.
C'est comme s'il envoyait une bouée à la mer, et qu'il partait en agitant la main, un sourire au bord des lèvres qui dit: bonne chance.
Bon ben, merci pareil, salaud.