Desjardins

Météo sociale

C'est une sorte d'anti-vox pop. Une manière d'écouter la ville en général plutôt que les gens en particulier.

Remarquez, je n'ai rien contre l'idée que les gens s'expriment. Au contraire. Sauf qu'il y a une sorte de violence dans le vox pop, dans l'obligation de l'opinion. Les gens de radio savent que, comme la nature, les gens ont horreur du vide. C'est leur truc, aux plus ratoureux: ne rien dire, laisser les autres combler le vide, et souvent, dire n'importe quoi, s'enliser, se commettre. Et quand on s'en rend compte, il est déjà trop tard. Fuck, j'ai dit ça, moi? Quel con.

Il y a dans le vox pop une violence, ou peut-être plusieurs, dont celle qu'on se fait à soi-même.

Nous disions donc qu'il s'agit d'écouter la ville, mais sans rien lui demander. De l'écouter, de l'observer tandis qu'elle se révèle sans en avoir conscience, mille fois plus vraie que lorsqu'on braque un kodak sur la gueule des gens, et qu'on les intime, la mailloche du micro sous le nez, d'avoir une opinion.

C'est une sorte de naturalisme que je revendique ici. La capacité à ingérer du paysage urbain, son théâtre, à l'absorber pour ensuite le rendre le plus fidèlement possible malgré la mémoire qui, elle, teinte les souvenirs, les tord, les altère, quoi.

Prenez ce printemps en dents de scie où chaque jour est une surprise météorologique. Lorsque l'été se montre enfin, c'est comme si toute la ville exhalait du bonheur à l'unisson.

Cela vaut la peine de le raconter, car ici, l'été a une fonction sociale: il rapproche le monde, et nous devenons un peu plus une société qu'en hiver, où nous ne sommes alors que des individus: seuls dans nos appartements, nos voitures, devant la télé. Même rassemblés, à l'extérieur, nos vêtements nous séparent. Tuques, mitaines, capuchons qui empêchent d'entendre, de toucher, et le froid qui tue les odeurs.

Parler des saisons n'est donc pas qu'un sujet de convenance en période de disette d'inspiration, c'est un prétexte pour faire de la sociologie de pacotille, comme le fait avec plaisir le chroniqueur.

Tenez.

Jeudi dernier, coin Saint-Joseph et de la Couronne, c'était vraiment l'été, justement. Une chaleur torride sans être accablante; une brise faisait vriller les jupes, et aussi les voiles de ces deux femmes couvertes de noir de la tête aux pieds, et dont on pouvait entendre les babouches faire flip flop tandis qu'elles passaient devant la vitrine de chez Mountain Equipment Co-op.

J'ai écrit qu'elles passaient? Elles glissaient oui. Comme tout le monde d'ailleurs, même ceux dont on pouvait voir les jambes aller devant, puis derrière, puis devant, en alternance. Ils glissaient eux aussi. Comme si tout le monde avait ingurgité la même potion, fumé la même drogue: comme si le début de l'été avait aplati les différences, les préjugés et les incommunicabilités. Tout le monde semblait sur le même buzz.

Autour de ces femmes voilées, sans qu'on leur demande, les gens donnaient leur opinion sur la chose. Quelques regards vaguement courroucés, surtout pour le mari et père qui les précédait, mais avant tout de la surprise. De l'incrédulité. Et en même temps, la météo réclamait qu'on ne refasse pas de débat sur le port du voile et les pratiques les plus controversées de l'islam. Pas aujourd'hui, du moins.

Au coin de la rue, un saxophoniste entamait une pièce de Miles Davis.

Étrange, cette partition de trompette jouée par saxo. La trompette sèche et pétillante interprétée par le sax racoleur, dont les notes se glissent langoureusement sous les jupes des filles.

Un ambassadeur inapproprié, en quelque sorte, comme ces deux femmes voilées qui annonçaient l'été qui s'en vient, et ce sentiment de tolérance qu'induit la chaleur lorsqu'elle pénètre la peau, puis les esprits.

Parlant de tolérance: dans son blogue, mon collègue Raymond Poirier s'interrogeait l'autre jour à savoir si la mixité sociale dans Saint-Roch, ça se peut vraiment, si la chose ne relève pas de la gentille utopie qu'on brandit pour se faire croire qu'on peut faire coexister les boutiques de soutiens-gorges à 200 $ et la "clientèle" des groupes sociaux qui carbonisent leurs poumons aux abords de l'église en face?

Eh bien, mon cher Raymond, je crois qu'elle existe cette mixité, mais rarement. Seulement certains jours, à certaines heures, ai-je envie de dire. Comme en ces matinées d'un été précoce qui se retirera pour laisser le printemps prendre ses aises, alors que le monde se laisse enfin vivre à un rythme plus humain, et que l'idée de ville comme un "vivre-ensemble" prend tout son sens.

Le saxophoniste a retiré ses chaussures, il s'adosse à un lampadaire.

À côté, un vieux est affalé sur un banc, torse nu. Lorsqu'il se voûte, son ventre dessine des plis: une infinité de vagues qui viennent se casser sur l'énorme pli de son pantalon synthétique. Les gens passent, s'échangent des sourires, ils ont déjà oublié la voiture folle qui a failli les écraser quelques secondes plus tôt ou ces femmes couvertes d'un voile d'ombre.

On voudrait arrêter le temps tellement c'est beau, tellement tout est à la fois rugueux et impeccable, tellement tout s'agence malgré les doutes et les incompatibilités.

Si beau que le jour ne veut pas mourir, et s'étire bientôt presque jusque dans la nuit.

Au nord de la rivière Saint-Charles, la même drogue inhibe les irritants de ceux qui passent dans les rues, meublent les terrasses et assaillent les boutiques de vélos tandis que le soleil tombe.

Coin 1re Avenue, les lettres immenses de l'enseigne MICHAUD = SERVICE se découpent dans les nuages crépusculaires. Un colvert se pose sur la rivière en laissant traîner ses pattes dans l'eau au moment d'amerrir.

Il glisse, puis disparaît sous le pont. Fugace beauté.

Comme ces journées de printemps pendant lesquelles on retombe amoureux de la ville, tandis que ses laideurs se fondent dans la chaleur des journées parfaites, et qu'on oublie d'appréhender le pire pour plutôt vivre maintenant.