Desjardins

Les filles (qui pleurent) dans les cafés

Elle braille en regardant un documentaire animalier de la BBC sur l'écran plat au fond d'un café.

Ses yeux sont enflés, cernés, rougis, on ne voit qu'eux. Elle est assise sur le divan, voûtée, comme si tout son corps était brisé. Son visage, lui, est fermé. Ni douleur, ni colère, ni chagrin, rien. Et pourtant… Et pourtant elle irradie la tristesse. Un type à côté d'elle mange en l'ignorant souverainement.

S'il fallait mettre une image afin d'illustrer le mot malheur dans le dico, c'est sa photo à elle prise à ce moment précis que je proposerais.

Mais il n'y a heureusement pour elle personne pour la photographier, sinon ma mémoire. Ses larmes coulent en silence tandis qu'un hippopotame fait vriller ses oreilles minuscules, et que je retourne à mon livre. Mais pas avant d'avoir noté ceci dans un calepin qui traîne dans mes poches:

C'est peut-être parce qu'il a plu tout le temps, mais je n'arrête pas de voir des filles qui pleurent dans les cafés. Bon, peut-être pas tout le temps, mais deux fois en deux semaines, sur la même rue, c'est quand même beaucoup.

Je sais pas pourquoi, je crois même en avoir déjà parlé ici, mais ça fait longtemps: je vois tout le temps des filles qui pleurent. Partout. Dans la rue, dans le bus, et au centre commercial où je ne vais que deux ou trois fois par an, c'est immanquable, j'en vois presque toujours une.

Tout le temps, j'exagère un peu, c'est mon fonds de commerce. Mais disons que j'en vois souvent. Très.

Et chaque fois, c'est la même chose. Je suis d'abord attendri par cet abandon devant public, par ce relâchement de la pudeur qui nous empêche de vivre ouvertement autre chose que la joie que nous réclame cette publicité que l'on fait en permanence de soi et de nos vies parfaites. Savez, cette vie vécue à travers le regard des autres.

Puis cet attendrissement fait vite place à la curiosité. Je suis comme les enfants, je voudrais savoir pourquoi. Pourquoi pleure-t-elle au juste la madame, papa?

Tenez, celle dans le café avec l'hippopotame et le garçon mal élevé, j'ai deviné. Ou plutôt, j'ai inventé. Son chum vient de la laisser. Pas maintenant, mais plus tôt. Hier, sans doute. Ils ont quand même fait l'amour après, lui parce qu'il en avait envie, parce que c'est un bon coup. Elle parce qu'elle espère secrètement le garder en le tenant par la queue. Hébétée, elle le suit depuis ce matin. Lui n'en a rien à faire. Anyway, il y a déjà quelqu'un d'autre. Au mieux, elle l'agace. Au pire, il a envie de la gifler pour qu'elle lui fiche enfin la paix. Lui mange, elle n'a pas faim. Elle fixe le vide en se demandant combien de temps encore elle aura mal, et ce qu'elle pourrait faire pour oublier, pendant un instant, le grand trou qui vient de se creuser en elle. D'ailleurs, si vous regardez comme il faut, à certains endroits, on voit à travers elle, jusqu'au cuir rouge du divan où elle s'est affalée.

C'est tout le temps comme ça. Je suis toujours à inventer des destins aux gens, faute de connaître la vérité. D'ailleurs, je ne comprends pas les gens qui ne veulent pas savoir ce qui se passe dans la tête des autres, dans la vie des autres.

Sinon je vais au cinéma, au théâtre, j'écoute de la musique et je lis. Parce que l'art, c'est justement une manière de voir l'autre, de se montrer. Car au fond, que sont les romans, les pièces de théâtre et les chansons d'amour sinon une rencontre avec leur auteur, avec un humain?

À une époque où l'on montre toujours plus de corps et leurs ébats, dans une société qui s'accommode difficilement de la complexité des sentiments autrement que dans un téléroman, l'art est comme les filles qui pleurent dans les cafés. Il relève d'une nécessaire impudeur.

C'EST LOUCHE – Il y a quelques semaines, l'ancien propriétaire du café Chez Temporel de la rue Couillard dans le Vieux-Québec a remis les clés de cette antédiluvienne shop à ses nouveaux patrons en dessinant à gros traits la dérive du vieux quartier dans une entrevue accordée au Soleil.

Plus beaucoup d'habitants, presque plus de familles, plus tellement de jeunes. C'est dire, dans le Vieux, même la nostalgie n'est plus ce qu'elle était.

Pas trop contents de voir leur repaire changer de mains, quelques habitués m'ont manifesté le peu de sympathie qu'ils entretiennent à l'égard de la nouvelle proprio. Je suis donc allé voir de mes propres yeux, histoire de vérifier si on avait transformé ou pas l'endroit en fast-food pour granoles et intellos.

J'y ai vu un couple qui flânait en s'éternisant autour d'un café, tournant mollement les pages de ce qui ressemblait à un guide de tourisme lorsque la conversation s'étiolait. Il y avait aussi une fille qui lisait Le Devoir, et une autre qui mangeait, plongée dans un roman. Je n'ai pas pu voir le titre. Les deux serveuses discutaient derrière le comptoir. L'une racontait à l'autre son voyage au Maroc avec son chum.

J'ai attendu un peu. J'ai pris un café. Toujours rien. Toutes ces filles dans un café où j'étais, et pas une qui pleurait.

Vous avez bien fait de me prévenir. Sérieux, c'est louche.