Desjardins

Demi-civilisés

 

En arrivant aux urgences, même s'il n'y a presque personne, je sais que je vais attendre. Je consulte la charte qui indique l'ordre d'importance des bobos et la priorité du traitement: t'es tout en bas.

De la fièvre, des maux de tête depuis une semaine: faut que vous portiez un masque, m'intime-t-on à l'accueil. Oui mais je tousse pas, et je pense bien que j'ai déjà eu la grippe A il y a six semaines…

Bon, bon, d'accord, c'est compris. Ok pour le masque, alors. Avec en prime tout le monde qui me dévisage comme si j'étais pestiféré.

Mais ce n'est pas le pire. Ni le temps qui n'en finit pas de passer.

Ni la seule belle journée de la semaine qui se déroule devant moi, de l'autre bord des grandes fenêtres de l'urgence où je vois défiler des bonhommes en gougounes et des enfants en bicycle.

L'enfer, c'est les autres. Ceux qui attendent autour.

J'ai beau essayer de m'enfoncer dans un article passionnant, dans Bicycling, sur les techniques ultra-sophistiquées qu'emploient les coureurs du Tour de France pour se reposer les jambes entre deux étapes, ou alors dans ce terrible roman d'Élise Turcotte (Le Bruit des choses vivantes) que ma blonde m'a refilé: aussi peu nombreux soient-ils, ceux qui m'entourent me pourrissent l'existence.

Pas parce qu'ils se plaignent. Ni même parce qu'ils font du bruit. En fait, leur comportement est exemplaire. Ils sont parfaitement dociles, ils ne crient pas après les infirmières, et c'est à peine s'ils rechignent quand on les appelle un peu cavalièrement pour vérifier s'ils sont toujours là, quatre heures après s'être présentés avec un intarissable saignement de nez. À peine s'ils haussent les épaules.

Non, le pire, c'est de devoir se taper les conversations. Le pire, c'est la haine de l'autre distillée et injectée à petites doses au milieu des discussions sur tout et rien, avec des inconnus.

Fallait entendre papa bigot et son rejeton de la même trempe débiter les pires préjugés sur les immigrants: "tous sur le BS, des incapables, viennent nous faire chier chez nous…" Sans doute auraient-ils plus de considération pour des animaux de ferme, puisqu'ils parlaient des immigrants comme de choses exotiques qui puent.

Ajoutant, comme c'est d'usage, qu'ils en "connaissent un, mais lui, c'est pas pareil, il est ben correct".

J'ai donc changé de place au moins cinq fois. Pour me sauver de la madame qui en maudissait une autre parce que son bébé pleurait et affirmait qu'elle était sans doute une mauvaise mère, qu'elle était grosse et qu'elle avait l'air demeurée. Pour m'éloigner de la famille des bigots qui changeaient de place, eux aussi, et qui avaient très envie de me parler. Mais aussi pour éviter grand-papa qui râlait à propos de je ne sais quoi puisqu'il était sans doute parti de chez lui en catastrophe, avait oublié de mettre son dentier, et je ne comprenais donc strictement rien à son zozotage. Sinon qu'il avait 86 ans, et qu'il le répétait à tout le monde. Y compris à moi.

Ben quoi, pépé, tu veux une médaille, peut-être?

La seule chose que j'ai comprise quand il parlait, c'est lorsqu'il s'est joint à la conversation des bigots pour railler quelques Français qu'il avait connus autrefois dans un camp de bûcherons (ça ne s'invente pas!) et qui, semble-t-il, avaient commis l'outrage d'atteler les chevaux à l'envers.

Étrangement, j'ai saisi chaque mot de cette histoire, parfaitement.

Comme si le mépris aiguisait la diction.

Au bout de trois heures de ce régime, je suis retourné consulter la charte en me demandant comment je pourrais me faire une fracture ouverte tout de suite, là, maintenant. C'est qu'une journée comblée d'autant de raccourcis intellectuels n'est guère recommandée pour quiconque doute parfois de son prochain.

Surtout quand se multiplient les occasions de constater qu'au-delà de l'anecdote, le vernis de notre civilité cache des monstres d'ignorance et de haine larvée. Et qu'au fond, bien que nous nous prétendions civilisés, force est d'admettre que nous sommes tout au plus domestiqués.

L'ÉTÉ – Le silence s'est enfin déposé sur la ville, comme de la neige en été, ou mieux encore, comme du coton qui viendrait remplir l'espace laissé vacant par les travailleurs qui sont en réhabilitation.

Ils réapprennent à vivre en dehors de l'abrutissant manège du quotidien.

Je fais pareil, prenant même un peu d'avance sur les vacances: je me désintoxique des médias. Le moins possible de radio, de télé, juste un peu de journaux pour suivre le fil, d'autant qu'il n'y a presque plus rien à lire ni à regarder ou à écouter, sinon des conneries.

"Pour ou contre le camping?", ai-je entendu l'autre matin. Contre les débats oiseux, surtout.

Pour revenir aux vacances, je pars pour deux semaines. C'est à mon tour de faire comme vous, de refaire le plein de souvenirs, d'instants de bonheur fugaces qui restent gravés en nous comme une promesse que la folie de nos semaines de travail n'est pas vaine, qu'elle sera récompensée.

C'est bien peu, dites-vous. Z'avez raison.

Je pars, donc, avec en tête les très nombreux courriels reçus ces derniers mois. Témoignages d'amour et de haine qui rassurent tous également le chroniqueur qui doute, mais aussi des récits d'une insondable tristesse. Comme celui d'une lectrice qui m'écrit à propos de ces filles qui pleurent dans les cafés dont je parlais il y a quelques semaines, et qui se demande à quoi est censé ressembler le bonheur.

Comment dire? Il n'y a pas de photo ni de livre de recettes, mademoiselle. Disons que c'est comme une truite au fond de la barque qu'on essaie de prendre avec les mains: ça gigote, ça glisse, on rit, on hurle, on l'échappe, plouf à l'eau. Et d'un coup de queue, elle disparaît sous le bateau.

Après on sent nos mains.

Le bonheur, c'est cette drôle d'odeur qui reste collée là pour un moment.