Desjardins

La vie qui passe

Quand l'actualité se moque de nous, mieux vaut s'en éloigner, s'en moquer nous aussi.

Mais il y a des limites à l'indigence intellectuelle qui, lorsqu'on les franchit, effacent toute envie de rire.

Ainsi, les grands titres des quotidiens et la mise en page du mélodrame des festivals pendant les quelques jours qu'a duré le pic de la crise ont suffi pour m'écourer. Mais jamais aussi efficacement que les commentateurs qui, prenant l'anniversaire de Woodstock comme prétexte, en profitent pour casser du sucre sur le dos de la jeunesse d'aujourd'hui.

Comme Paul Quinio, qui écrivait samedi dans Libération(1): "Si personne ne peut sérieusement contester que les années 60 ont changé le monde, il est malheureusement peu probable que du chaos économique planétaire d'aujourd'hui sorte un autre monde. Il est au contraire à craindre que passé le pic de la crise, tout repartira, en 2010, en 2011, comme avant. Les puissances économiques et financières en tout cas s'y emploient. Et elles n'ont face à elles aucune jeunesse capable de leur montrer ses fesses, d'opposer à leurs bilans bancaires et autres plans sociaux une utopie de remplacement."

Évidemment, dans ce genre de texte, on omet quelques détails pourtant cruciaux. Comme d'expliquer comment les soixante-huitards ont eux-mêmes dévoyé tous leurs idéaux au profit du marché. Comment ils ont transformé l'assouvissement du désir individuel en asservissement collectif aux objets de consommation dont aucune morale ne saurait nous priver. Et comment, enfin, ils ont tué toute envie de nouvelle révolution en étouffant leurs enfants avec leur dégoûtante et hypocrite nostalgie.

"I hope I die before I get old", chantaient les Who. Dans une certaine mesure, c'est ce qu'a fait leur génération: à défaut de s'enlever la vie, elle s'est contentée de suicider ses idées. Et du coup, elle a un peu tué l'envie de cultiver les utopies, de peur qu'on finisse aussi cons.

J'ai l'air fâché, peut-être? Si peu. Agacé, disons. Parce qu'au fond, les choses s'améliorent toujours un peu. Trop lentement, c'est vrai. Avec de nombreuses erreurs de parcours, c'est vrai aussi.

Et puis Quinio n'a pas tort sur toute la ligne. Tout va reprendre comme avant. La crise économique ne servira de leçon à personne. Pour preuve, de nombreux experts prétendent que ce qui nous sortira pour de bon de la crise, c'est la reprise massive de la consommation des Américains. Celle-là même qui nous a plongés dans la crise.

Mais contrairement à ce qu'il prétend, il y aura toujours des jeunes pour montrer leurs fesses. L'avantage, c'est qu'aujourd'hui, ils le font avec plus de lucidité. Les drogues sont ce qu'elles sont: récréatives. Le sexe ne se prétend pas libérateur, ce n'est que du sexe. Et les révolutions, elles, ne se font plus dans les concerts en plein air, puisque plutôt que d'y protester contre les conflits armés, c'est justement là, dans l'organisation des festivals, qu'on se fait la guerre.

Autre époque, autres mours. Voilà une autre forme de nudité publique que celle de Woodstock.

Du genre: ma subvention est plus grosse que la tienne.

COMME UNE CHANSON DE SUFJAN STEVENS – Comment furent mes vacances? C'est gentil de demander, mais il n'y a guère à raconter. Sinon des lectures, le plus souvent décevantes (qui peut m'expliquer comment Trois jours chez ma mère de François Weyergans a bien pu remporter le Goncourt, sinon parce que le jury voulait surtout faire chier Houellebecq, à qui la critique le promettait cette année-là?), des odeurs, des goûts, des paysages et des impressions.

Des paysages, je retiens celui du rang du Brûlé, entre Pont-Rouge et Sainte-Catherine, dont j'ai déjà parlé ici. Vous y roulez presque seul, puis soudain, au détour d'une talle de frênes, les montagnes, comme bleutées, vous sautent dans la face, précédées de champs verts et jaunes qui leur font une jupe qui traînerait par terre, jusqu'à vous.

Autrement, comme j'allais à Montréal pour Osheaga, j'en ai profité pour faire l'essai du Bixi, qui est amusant, dans la mesure où on aime piloter un tank. N'empêche, se laisser glisser à travers le trafic, entre les voitures, est toujours grisant, et plus encore en touriste. Voilà pour l'impression: celle de flotter dans un monde lesté, au volant d'un blindé sur des routes vérolées.

Et enfin, les odeurs, là, je ne peux en choisir une. Il y a les sucrées de la boue et des feuilles dans la forêt du Bras-du-Nord. Celle, huileuse, du bitume qui chauffe sous les pneus du vélo. Celle de l'eau et du sable de la plage qui glisse dans le nez et vous traverse comme on passe à travers un jour parfait, sans s'en rendre compte. Puis évidemment, la poisseuse du sexe, des corps caniculaires ou celle à peine plus subtile des parfums des filles et des garçons en terrasse qui se mélangent aux vapeurs toxiques des voitures et à la bière.

Si j'avais à n'en conserver qu'une en mémoire, pour ces vacances, ce serait sans doute celle de ma fille sur la plage: enfance et crème solaire.

Comme des milliers de parents, je suis allé la reconduire chez sa mère après une semaine de bonheur estival. Pas d'horaire, pas de pression, juste du fun. Des questions existentielles à n'en plus finir sur tout et sur rien, quelques petites chicanes, mais c'est comme si l'absence de contraintes du quotidien les avait effacées.

Comme des milliers de parents séparés, au moment de la laisser, j'étais heureux et un peu triste en même temps.

Étrange sentiment, pareil. Comme dans une chanson de Sufjan Stevens sur la douce amertume des instants de perfection qu'on voit s'évaporer trop vite. La cruauté de la vie qui passe.

(1)Merci à Pierre Siankowski des Inrocks de m'avoir aiguillé vers cet édito.