Desjardins

Le quotidien

– Sur quoi tu chroniques, chéri?

C'est ma blonde qui demande. Parce que le mardi, j'écris de chez moi. Parfois, elle aussi est à la maison où nous partageons le bureau. Pas toujours, mais de temps à autre, par curiosité, il lui arrive de me demander sur quoi j'écris.

Scène suivante, je fige, je marmonne avec l'air de celui qu'on dérange en pleine éclosion d'inspiration. C'est que je ne sais pas trop ce que je fais, je zigonne sur deux ou trois trucs, j'écris pour écrire en attendant qu'il se passe quelque chose. Bref, je n'ai pas de sujet qui me branche vraiment, rien qui colle. Il me vient alors des envies d'être quelqu'un d'autre. Mécanicien. Chef pâtissier. Ou éditorialiste dans un quotidien, par exemple. Quand t'es édito, personne ne t'en veut d'être plate: c'est juste normal. En plus, t'as un sujet précis, souvent établi par l'équipe. Mange-t-on trop de sel? Stephen Harper aime-t-il vraiment le Yukon? Régis Labeaume a-t-il quelque part un bouton Mute?

Moi, faut que je trouve tout seul, et des fois, c'est vraiment n'importe quoi.

Comme cette semaine.

Pour une fois, ça tombe bien, puisque je reviens de l'autre capitale nationale, Ottawa, où je suis allé voir le spectacle de l'humoriste Jerry Seinfeld, celui auquel on doit certaines des plus belles perles de l'humour télévisuel du n'importe quoi.

Sans surprise, j'ai adoré. Parce qu'il est drôle, évidemment, mais ce n'est pas une assez bonne raison. Pour adorer, faut qu'il y ait plus que le rire. C'est comme pour aimer, il ne s'agit pas seulement de bander.

Et justement, chez Seinfeld, il y a un supplément au rire, ce truc en filigrane qui renvoie plus à la philosophie qu'à l'humour. Oui, il y est question du quotidien, des niaiseries insignifiantes dont sont pourtant tapissées nos existences, de la famille et du couple: comme le font les humoristes d'ici. La différence, c'est qu'en dessous de ces évidences, il y a quelque chose, en tout cas, que ne connaissent pas ces abrutis décérébrés que sont tous les Dominic et Martin de ce monde.

De quoi s'agit-il? De presque rien, mais de tout en même temps. Tenez, par exemple, son show débute avec cette idée: nous cherchons sans arrêt à nous occuper. Pourquoi? Pour nous convaincre que la vie est moins nulle qu'elle ne l'est en réalité. La preuve, votre vie n'est pas si nulle, vous êtes venu voir un spectacle ce soir, tenterez-vous de vous rassurer demain en allant au travail…

Voyez le genre? On se bidonne pour ne pas se désoler. Mieux encore, sur le coup, on ne se rend même pas compte que ce que le type nous raconte est infiniment triste. Il nous raconte sa vie, la nôtre, et l'air de rien, il essaie de tirer de son expérience personnelle quelques vérités qui nous feront réfléchir.

Il détient rarement des solutions concrètes, c'est vrai. Son ambition, c'est avant tout de donner un bon spectacle. Mais il y a un peu plus. Et c'est ce que j'ai toujours aimé chez Seinfeld et les humoristes de sa trempe: cette capacité à réconcilier la surface avec le fond des choses, le rire avec l'angoisse.

– Sur quoi tu chroniques, chéri?

Comme d'habitude, sur le quotidien, sur n'importe quoi, en espérant que chez moi aussi, parfois, quelque chose de vrai émerge de toutes les conneries que je raconte.

L'AMOUR FUCKÉ – À la porte de la chambre d'hôtel à Ottawa, on avait déposé le Globe and Mail du jour. Dans le cahier Life, on consacre un long article à une nouvelle orientation sexuelle: celle envers les objets. Du fétichisme, dites-vous? C'est plus encore. Erika LaBrie de San Francisco y affirme avoir une relation amoureuse avec la tour Eiffel. Aussi, elle a fait changer son nom pour Erika Eiffel lors d'une cérémonie spéciale en présence de 10 de ses proches.

Juré, je n'invente rien.

Hall Ford, lui, partage sa vie avec deux consoles. Il est ingénieur du son, et joint donc ainsi l'utile à l'agréable. Sa sexualité, dit-il, est l'affaire de baisers, de caresses. Shannon Caffrey, elle, après quelques relations avec des hommes, puis des femmes, a jeté son dévolu sur un arc. Avec ou sans les flèches, l'histoire ne le dit pas.

On a un peu envie d'y voir le comble du matérialisme, mais contrairement à un des psychologues interviewés dans l'article, je vais me retenir.

Par ailleurs, c'est le genre d'histoire qui change votre perspective sur les détails anodins du quotidien. Par exemple, hier soir, ma blonde est entrée dans le garage, et j'étais penché sur mon vélo, la main sous la fourche, une bouteille de lubrifiant pour la chaîne dans l'autre. Avant, ça n'aurait rien fait du tout, mais là, je me suis étrangement senti coupable.

L'EXPO – C'était bien pour faire plaisir à la petite, parce que l'Expo, je peux juste pas. Ce n'est pas du snobisme, c'est les manèges. Quand ça tourne, j'ai la nausée.

L'Expo, donc. Une foire agricole, presque vieille de 100 ans, qui n'a pas grand-chose à voir avec l'agriculture. Ah, bien sûr, y a une mini-ferme de l'UPA pour les enfants où il faut botter les chèvres qui nous grimpent dessus, il y a aussi beaucoup d'animaux dans les pavillons, et un Star Académie bovin dont le concept finira sûrement par intéresser Julie Snyder et Stéphane Laporte un jour ou l'autre. Mais je soupçonne que pour l'instant, ce n'est pas ce qui attire les foules ici.

Le principal attrait, c'est le bruit.

Enfin, pas le bruit lui-même, mais les manèges, les jeux, tout ce qui produit cette agression auditive constante qu'on ne remarque pourtant plus au bout d'un moment, mais qui poursuit son travail de sape sur le moral et finit par être plus fatigante, au bout d'une heure, que si on avait parcouru 100 km en vélo. Il y a la musique tonitruante, les cris de ceux qui défient la gravité de toutes les manières, la vrombissante mécanique des manèges. Et à cela, on ajoute tous les gentils tatas qui hurlent dans leurs micros pour nous convaincre d'accepter leurs arnaques (10 $ pour tirer à l'arbalète!!), la corne de brume de l'Himalaya et tous les enfants qui beuglent comme des perdus.

J'en étais à me morfondre et à souhaiter me téléporter loin de là quand je l'ai vue: splendide, élancée, racée, exotique. Le coup de foudre.

Pendant que les filles étaient dans un manège, discrètement, je suis allé voir une préposée aux renseignements pas loin:

– Seriez-vous assez gentille pour demander à cette charmante petite montagne russe ce qu'elle fait vendredi soir?