Desjardins

C’est jamais assez

Si c'est une bonne nouvelle? Tu parles! Le Québec en entier a les baguettes en l'air depuis que Claude Robinson a triomphé des salauds qui l'ont dépouillé de son ouvre – puis de sa vie – en mentant, en trompant, et en étirant les procédures bien au-delà des limites de qui que ce soit d'autre que ce personnage plus grand que nature.

Tandis qu'on apprenait que les peines au civil de Vincent Lacroix ne seraient finalement pas successives, et que les avocats de ce dernier tentaient de faire avorter son procès au criminel, on clouait au pilori d'autres "bandits en cravate et en jupon" dans un jugement qui goûte comme un truc rare. Comme des truffes? Comme la justice, plutôt.

Sauf que…

Parce que oui, peuple en liesse, il y a un "sauf que". Énorme, en plus. Long de 14 ans.

Je ne suis pas le premier à le faire remarquer, mais je vais me permettre d'en rajouter une couche et d'exagérer, mais à peine: la victoire de Claude Robinson est une immense défaite de tout le système judiciaire. C'est la preuve que l'argent permet de payer des avocats, que ces avocats sont rémunérés pour empêcher la justice, et que la justice, elle, n'y peut pas grand-chose.

Ces 14 années sont la preuve qu'on peut arnaquer son prochain si on a les moyens de le faire crouler sous les procédures par la suite, jusqu'à régler "à l'amiable", ou mieux, jusqu'à l'abandon.

À moins, bien sûr, de tomber sur LE crinqué, sur LE type prêt à tout sacrifier pour se faire justice. Car ne l'oublions jamais: Robinson n'est pas la règle. C'est un phénomène. Sa victoire est l'exception qui confirme la règle.

Je vous l'ai dit, je ne suis pas le premier à le faire remarquer, mais je tiens à le répéter pour que tout le monde comprenne bien, y compris moi-même: ce que nous célébrons aujourd'hui n'a rien d'une victoire. Ce que nous célébrons, c'est une anomalie. Un accident de parcours. L'histoire d'un magnifique fou qui a décidé de se battre, quitte à y laisser sa peau. Et c'est ainsi qu'en risquant de devenir cinglé, de tout perdre, d'en mourir, il est parvenu à vaincre un système qui aurait dû le protéger, mais qui l'a laissé croupir pendant 14 ans dans les couloirs de ce qui a souvent dû lui paraître comme un palais de l'injustice.

Sa victoire, Robinson a bien raison de la célébrer. Elle lui appartient entièrement (bien qu'il la partage aussi un peu avec Marc-André Blanchard, maintenant juge, autrefois avocat de chez Gowlings qui l'a longtemps soutenu, ainsi qu'avec sa femme).

Nous? Il faudrait que cette histoire nous serve d'exemple. Il faudrait que nous exigions de nos gouvernements qu'ils ne permettent plus ce genre de tragédie. Que plus jamais quiconque ne doive venir nous rappeler à l'ordre en payant de 14 années de sa vie cette leçon terrifiante sur les lacunes du système.

Il faudrait, c'est ce que je veux dire au fond, que notre volonté de vivre dans un monde plus équitable ne se laisse pas saouler par le bonheur de voir quelques enfoirés qu'on croyait blindés se faire enfin laminer par un juge.

L'INDIGNATION, MODE D'EMPLOI – Et puis après? Rien du tout. Les choses ne changeront pas.

Nah, ce n'est pas du cynisme, ni même un peu de pessimisme, c'est de la physique. La force d'inertie, vous connaissez?

Et puis le reste relève de l'observation, de l'anthropologie du pauvre que l'on pratique couramment dans le cadre de cette chronique.

Conclusion de ma recherche très peu scientifique: il faudrait que nous soyons tous victimes, pas collectivement, mais individuellement, pour que l'envie vous prenne d'écourer un peu vos élus avec ce genre de scandale.

(Je dis "vos", parce que la dernière fois, j'ai pas voté, bon.)

Il faudrait que nous soyons tous victimes, donc, pour que les choses changent.

Et encore, je doute que vous souhaitiez que ça change vraiment, simplement parce que vous aimez le statut de victime. C'est si pratique, ça évite d'avoir à prendre ses responsabilités.

J'exagère? Vous devriez vous écouter un peu.

"Bouhou! Les BS, les féminisssses, les mères célibataires culs-de-jatte et les sans-abri albinos et borgnes avec un retard d'apprentissage ont tout, pis nous, on n'a plus rien." Une ligne ouverte, une talk radio, un courrier du lecteur et quelques blogues plus tard, on parvient presque à se convaincre que la classe moyenne québécoise souffre comme si on l'avait déménagée au grand complet dans Cité Soleil.

Mais ça, c'est jusqu'à ce qu'on lui rende visite.

La piscine, la maison bien trop grande, les deux chars neufs, les enfants au privé. J'ai rien contre, bien au contraire. Si vous pouvez vous le payer, c'est ben correct.

L'affaire, c'est que la plupart du temps, vous ne pouvez pas.

Alors vous vous endettez, jusqu'à l'os. Ce n'est pas moi qui le dis, ce sont les statistiques sur le crédit des ménages québécois qui sont, il faut l'avouer, accablantes.

Les Charest, Weinberg, Lacroix et les autres, c'est pareil, seulement à une autre échelle. Arrivé à la leur, et quand t'en veux plus encore, la question n'est plus de savoir combien tu peux emprunter, mais comment fourrer un peu la patente pour en avoir plus toi aussi. Y a plein de manières. Tu peux fourrer l'impôt, le gouvernement qui te subventionne, tes actionnaires, tes investisseurs, tes amis, tes employés, tes clients.

Parce que c'est jamais assez. Jamais.

C'est exactement pour cela que les choses ne changeront pas. Parce que tout fonctionne selon le concept d'impossibilité d'assouvir le désir. Et la nécessité de le faire tourner, encore et encore, pour faire rouler l'économie, pour que d'autres Charest, Weinberg et Lacroix fassent la page frontispice du cahier Affaires et qu'on célèbre leur flair.

En attendant, vous pouvez bien croire que Claude Robinson a gagné. Mais David n'a pas vraiment triomphé de Goliath. Simplement parce que Goliath, c'est le système. Parce que Goliath est en chacun de nous qui cautionnons ce système.

L'indignation devant ces crosseurs de grand chemin, c'est pour se faire croire qu'on fait partie des victimes, et pas des coupables.