Desjardins

Sacrifices

De cette idée de Gérard Deltell de changer l'autoroute Henri-IV en autoroute de la Bravoure, je ne dirai pas grand-chose, mais ce pas grand-chose, je le dirai avec une incroyable prudence.

En fait, si on peut écrire en marchant sur des oufs, c'est ce que je ferai ici.

Parce qu'on n'a pas le droit de parler contre les militaires en Afghanistan. Jamais. On peut bien s'interroger sur la validité de la mission, mais faire un accroc dans la belle unanimité qui concerne le statut héroïque des militaires relève carrément du tabou. Surtout ici, à quelques minutes de Valcartier, où s'allonge lentement mais sûrement le décompte des soldats tués en mission.

À propos de ce que je m'apprête à écrire, un collègue m'a même dit un jour: tu ne peux pas faire ça, tu vas te faire lyncher.

Et pourtant, c'est justement parce que personne n'en parle qu'il faut bien le faire.

Voilà: je ne pense pas que les soldats canadiens en mission sont tous des héros. Certains, oui. D'autres pas. En fait, je pense qu'il y a presque autant de raisons pour ces hommes et femmes d'aller en Afghanistan qu'il y a de soldats là-bas. Je pense que la hausse des chiffres de recrutement de l'armée canadienne depuis le début du conflit a bien peu à voir avec une envie aussi soudaine que collective de défendre nos valeurs. Et je crois surtout qu'on ignore ce qu'est vraiment la bravoure. Mieux, je pense que la bravoure des militaires est magnifiée, glorifiée, romancée par des gens comme Gérard Deltell qui s'autoproclament militaristes parce que leur père, leur oncle ou leur grand-père a fait la guerre.

Ben moi aussi, Gérard. Moi aussi, je connais quelqu'un qui a fait la Seconde Guerre. Mon grand-père, pilote d'avion, qui a dû se cacher pendant des semaines en Hollande occupée après avoir crashé son avion.

Planqué dans une grange, terré dans des trous. Avec des Allemands juste à côté dont l'unique objectif était de le flinguer. Comme dans les films.

Son histoire est fascinante, ahurissante par moments. Pour moi, depuis que je suis tout petit, c'est un héros.

Un jour, je lui ai demandé s'il croyait qu'il avait été brave. Je me demandais où il avait rassemblé le courage nécessaire pour faire ce genre de choses. Il m'a répondu en riant que ce que moi, dans ma réalité, je considérais comme du courage ou de la bravoure, c'était pour lui, avec le recul, de l'inconscience.

Cela n'entache pas son mérite. Pas une seconde. Il est toujours, à mes yeux, un héros. Et je suis convaincu qu'il est fier de ce qu'il a accompli. Il a bien raison. Aussi, je concède facilement à tous les militaires en Afghanistan qu'ils font un travail dangereux qui demande beaucoup d'abnégation.

Mais si on veut souligner cela, si on veut faire image et mettre en un seul mot, parfaitement rassembleur, ce qu'ont vécu et ce que vivent les soldats et leurs familles, la bravoure ne convient pas tout à fait. Elle est changeante, difficile à mesurer parce qu'on ignore ce que c'est vraiment, et qu'on la confond avec plein de choses. Comme la témérité, tiens. Comme l'envie de donner un sens à sa vie. Comme une manière bien étrange de tromper l'ennui. Comme un défi professionnel.

Je vous l'ai dit, je crois qu'il y a presque autant de raisons d'aller en Afghanistan qu'il y a de monde là-bas.

Autrement, la bravoure ne tient pas compte de la nature de la guerre qui veut qu'on échange des vies humaines, mais aussi des bras, des jambes et des yeux contre… des idées, des alliances, une image. De la politique, quoi. Il y a quelque chose d'infiniment cruel et injuste là-dedans qui n'a rien à voir avec la bravoure. Envoyer des gens mourir pour défendre une position, une décision parfois bonne, mais le plus souvent mauvaise, ça n'a rien de glorieux. C'est d'une tristesse infinie, en fait. C'est le plus grand échec de la civilisation.

Tout ça pour dire que je veux bien, pour ton boulevard, Gérard. C'est juste le nom qui me tanne. Bravoure, c'est positif. Et pourtant, tout cela relève du drame le plus horrible. Que dirais-tu d'autoroute des Sacrifiés à la place?

LA CULTURE – Je me suis retenu d'écrire une chronique complète à propos des profs qui échouent encore plus massivement qu'autrefois à l'examen de français, de peur d'avoir l'impression de réécrire la même chose pour la 20e fois.

Surtout que ce qui fatigue le plus dans cette histoire, ce n'est pas en soi que les futurs profs ne sachent pas écrire, mais que les futurs plombiers, informaticiens, ébénistes, journalistes, graphistes, infirmières et cuisiniers ne sachent pas écrire non plus.

Ce qui fatigue, en fait, c'est une sorte de climat. Un mépris de la langue.

Aussi, contrairement à certains puristes, les SMS et les abréviations du Web ne me dérangent pas tant que ça eux non plus. Bon, c'est pas vrai, ça m'énerve, mais je suis loin d'être convaincu qu'ils accélèrent la détérioration du français. C'est un autre langage, voilà tout.

Ou plutôt, c'est un symptôme parmi d'autres. Une manifestation du climat dont je parle.

La langue est une chose difficile à apprendre, remplie de trous, d'exceptions, de règles parfois débiles, mais qui sont là, et qui, dans toute leur absurdité, génèrent une étrange beauté.

C'est le goût de cette beauté complexe qui se perd peu à peu, au profit de l'utilitarisme.

Remarquez ce qu'on vous répond le plus souvent lorsque vous soulignez une erreur. Remarquez le ton exaspéré avec lequel on vous répondra: "Ben là, tu m'as compris!"

Le problème est en amont, soutiennent depuis des années les profs des profs, les responsables des départements d'enseignement qui, on le devine, ajustent les notes de tout le monde avec un pincement au cour, simplement parce qu'on a besoin de professeurs.

Le problème est en amont, c'est vrai. Mais peut-être pas où ils le croient. Après tout, le système d'éducation qu'on se donne, c'est le reflet de nos valeurs collectives, non? C'est par là qu'on transmet le savoir et la manière aux générations suivantes, n'est-ce pas?

Celle qui sort de l'école a bien appris qu'on peut aisément sacrifier la beauté sur l'autel de l'efficacité.