Desjardins

L’infinie complexité des choses

Tout juste sous le long texte à propos du suicide de Nelly Arcan dans Le Soleil de samedi, une pub de lingerie où deux splendides jeunes femmes exposent presque toutes leurs coutures.

J'insiste sur l'épithète: splendides. J'insiste parce que c'est peut-être moi qui parle, mais qu'il s'agit de beauté objective dans la mesure où elle répond à tous les standards du genre, où il n'est plus question de goût, mais de moule.

Toujours les mêmes corps, les mêmes visages figés dans ce mélange d'assurance et de subtile lubricité qui s'adresse aux femmes dans la mesure où elles souhaitent sans doute, en enfilant ces dessous, enfiler l'attitude avec.

Les mêmes images et les mêmes corps qui, en raison de la banalité qu'induit la répétition, ruinaient la vie d'une femme obsédée par le regard des autres. Les mêmes images qui viennent la hanter ici, jusque dans sa nécrologie.

Quoique au-delà de la cruelle ironie, on aurait voulu résumer parfaitement l'ouvre et la vie de Nelly Arcan qu'on n'y serait jamais parvenu autrement que par cette mise en page maladroite.

Tout est là, dans cette pub qui côtoie cette vie brisée par cette pub.

Une vie à dénoncer le culte du corps, de la porno, de l'image de la femme dans les médias, tandis que s'incarnait dans une Nelly Arcan sexy, remodelée et charmeuse tout le paradoxe d'une société écartelée entre le discours et le désir.

Le désir, d'abord. Parce qu'il est bien plus vieux que le discours. Le désir d'un idéal de perfection qui, oui, a un peu fluctué au fil des siècles, mais demeure sensiblement le même depuis l'Antiquité: corps gracieux pour ne pas dire graciles, visages aux traits fins et harmonieux, seins pimpants, fesses bombées, lisses… Des corps jeunes, quoi.

De l'autre côté, il y a le désir de l'homme, évidemment dicté par ces idéaux qui ne sont utiles qu'à plaire. Et entre les deux, beaucoup de souffrance, parce que bon, vous en connaissez combien, vous, des filles qui ressemblent aux pitounes des pubs de bobettes?

À travers le suicide de Nelly Arcan, c'est un peu notre échec à réconcilier la tête et le cul que nous consommons.

En théorie, nous tombons plus ou moins tous d'accord. La mode, la pub et la porno fuckent notre rapport au corps. Mais dans la pratique, nous sommes soumis aux mêmes images, et aux mêmes pulsions qui balaient toutes les théories.

Il n'y a pas vraiment de bons et de méchants. Nous sommes tous des victimes et des coupables. Je suis comme tout le monde. Je n'ai pas de solution. Je suis à la fois bien et mal là-dedans. À la fois révolté et excité. À la fois dégoûté et séduit. Lucide et programmé.

Comme l'a dit la romancière: il faut savoir s'incliner devant l'infinie complexité des choses.

Reste qu'une chose me terrifie dans son suicide, et c'est l'ultime triomphe qu'il dit silencieusement, sournoisement, terriblement.

Cette victoire d'avoir trouvé dans la mort non pas seulement la fin de ses souffrances, mais aussi la jeunesse éternelle.

LE RÉEL ET LA FICTION – J'aime Céline même si c'était un sale facho. Je veux dire que j'aime l'ouvre. J'aime Voyage au bout de la nuit, et considère que son auteur fut un génie de la littérature.

J'aime aussi les livres de William Burroughs même s'il a tué sa femme en jouant à Guillaume Tell. Et les poèmes de Rimbaud même s'il a vendu des armes et possiblement des esclaves. Quant à Bukowski, il demeure pour moi le plus grand auteur contemporain, même si je l'ai déjà vu insulter et tapocher sa femme devant une caméra.

Pour moi, et il me semble qu'il devrait toujours en être ainsi: il y a l'ouvre et il y a l'homme. Toujours dissociables.

Mais le principe fonctionne dans les deux sens.

Je veux dire que si l'ouvre, elle, devrait être jugée pour ce qu'elle est, peu importe la moralité de l'auteur, l'homme, lui, ne peut pas pour autant se soustraire au monde et agir avec l'impunité d'un de ses personnages de fiction.

Je comprends donc assez mal l'indignation spontanée des comédiens, cinéastes, mais aussi des politiques français qui évoquent la morale étriquée des Américains pour expliquer l'arrestation du génial réalisateur qu'est Roman Polanski.

Être recherché pour avoir fui la justice alors qu'on était accusé du viol d'une mineure, c'est de la petite morale religieuse de péquenot amerloque, ça? Ah ben coudon.

Évidemment, on comprend mal l'envie soudaine des autorités suisses de le coffrer. Il y a dans la mise en scène de son arrestation, à Zurich, lors de son arrivée à un festival auquel il devait être célébré, quelque chose qui pue. Quels sont les véritables motifs des Suisses? Pourquoi l'arrêter maintenant alors qu'il a souvent mis les pieds chez les Helvètes au cours des 30 dernières années de sa cavale – il y venait même en vacances? Aucune idée.

Mais malgré tout cela, l'accusation est là, terrible. Le cinéaste a fui la justice, aussi injuste pouvait-elle lui sembler à l'époque, et aussi hargneux et débile pouvait être le juge instruit dans cette affaire de mours scabreuse.

Cela fait 30 ans que Polanski vit comme dans un scénario qu'il aurait écrit: une fiction où il n'avait pas à répondre de ses actes. Il vient juste d'être rattrapé par la réalité.