Comme cela arrive parfois, on m'a invité à parler de mon travail devant des étudiants. Ceux-là étaient du cégep Garneau, que j'ai fréquenté il y a deux ou trois vies.
Fréquenté, faut le dire vite. À 18 ans, j'allais souvent au cégep, mais rarement à mes cours, et mes principaux souvenirs de cette époque sont flous, comme plongés dans l'épais brouillard de fumée de cigarette qui régnait alors dans la salle des Pas perdus. Je n'en distingue que des contours, les ombres d'amis, de filles, de verres de bière et de pétards gros comme ça.
J'étais de retour sur les lieux du crime, dans cette classe presque remplie d'étudiants en lettres pour leur parler de la chronique, de la poutine journalistique, de la difficulté d'écrire, du choix des sujets, de ces bidules que je gosse chaque semaine sans trop savoir comment j'y parviens au juste.
Puis, au beau milieu d'une phrase, je me suis vu, dans la classe. Ni en avant ni tout à fait au fond. Affalé sur une table, me cachant derrière une fille pour bâiller, pas encore vraiment réveillé même s'il était 11h passé, le sourire en coin, l'air de jauger le type qui parle en avant.
J'ai souri intérieurement. Comme attendri devant ce souvenir de moi-même, mais surtout devant eux. Je les ai trouvés beaux, allumés, avec quelque chose dans les yeux que je n'avais pas, je crois. Un truc contraire à la lassitude qu'on prête aux cégépiens, comme une envie, une pulsion.
Je me suis pris, en sortant de là, à envier non pas leur jeunesse, mais ce qui vient avec. Une faculté magique, sublime, et qu'oblitère trop souvent l'âge. Une sorte de capacité à renouveler le désir à volonté, à se refaire une virginité, comme si rien ni personne d'autre ne nous avait vraiment touché auparavant.
Je me suis souvenu des premières fois, sans cesse remplacées par d'autres premières fois. Antonioni remplacé par Lynch. Jane's Addiction par Nirvana. Tom Waits par Cohen. Kerouac par Salinger. Catherine par Stéphanie.
Chaque fois comme si rien d'autre n'avait existé avant. Chaque fois en s'investissant totalement, en vivant presque seulement pour un film, pour un livre, pour une fille. Comme si la vie ne tenait qu'à ça.
Vous vous souvenez de la toune: The First Cut Is the Deepest. C'est pareil. Sauf qu'on s'en fait plusieurs de ces coupures profondes, et qui nous marquent pour toujours.
Que se passe-t-il ensuite? Les coupures deviennent éraflures. On cicatrise plus vite.
C'est la vie. Le quotidien qui rattrape tout le reste et l'engloutit peu à peu, faisant de nos passions adolescentes des épaves qu'on visite comme un musée de soi, en apnée dans le passé.
Toute l'industrie de la nostalgie culturelle repose sur cet abandon, sur ces épaves qu'on l'on visite en groupe, se remémorant le temps où l'on se sentait vivant, parce qu'on a oublié, en cours de route, comment respirer en surface.
J'étais là, donc. Devant cette classe qui me renvoyait un peu de ma propre image, avec 17 années de décalage environ, et malgré les quelques regrets, les détours, les malentendus, les blessures et les erreurs de parcours, j'ai mesuré le chemin parcouru et vu où j'en étais en me disant que cette chose qui les habite, cette envie, cette passion ne m'avait pas totalement quitté.
Les voir m'a en quelque sorte soulagé: je ne suis pas (encore) devenu un vieux con.
En route vers le bureau, j'aurais voulu revenir sur mes pas et leur dire un paquet de trucs:
On s'en crisse de la chronique. J'ai autre chose à vous dire de bien plus important. Trouvez un job que vous aimez. Faites attention de ne pas mal vieillir. Ne vous laissez pas miner par des conneries. Ne vous laissez pas non plus bercer par la vie pour qu'elle vous endorme et vous file entre les doigts.
Battez-vous. Gueulez. Aimez.
Et conservez ce que je devine en vous, que je vois dans vos yeux.
Un truc qui déstabilise, qui remet en question, qui fait parfois mal puisqu'il n'érafle pas, mais coupe. Et profond à part ça. Mais il donne aussi sa couleur au ciel l'automne, leur saveur aux après-midi perdus, et nous rapproche sans doute le plus près possible de ce qu'on appelle le bonheur.
GUERRE, ÉPAIS – Toujours dans cette classe, on a fini par parler de controverse, de chroniques qui m'avaient attiré la foudre de commentateurs d'autres médias, et évidemment, j'ai élaboré sur ce que j'avais écrit récemment à propos de l'héroïsme présumé de tous les soldats en Afghanistan.
Je me suis un peu emporté, reprenant un argument connu, mais auquel j'adhère parfaitement: à défaut de pouvoir vendre la guerre, on nous vend les soldats. On nous vend le courage d'êtres humains, leur drame, leurs familles, leurs femmes, leurs chums et leurs enfants.
On nous vend la guerre un homme à la fois et une femme à la fois pour lui donner un visage.
C'est le plus beau de cette campagne promotionnelle: y a pas d'acteurs, pas d'effets spéciaux, tout est vrai. La douleur est authentique.
Amenez-en des enfants qui braillent tandis qu'un de leurs parents s'en va défendre nos valeurs.
Vraiment? Nos valeurs?
C'est ce qu'on leur vend à eux pour les convaincre du bien-fondé de leur mission. L'acide lancé au visage des jeunes filles, la burqa, la charia. Encore là, tout cela est vrai. Mais pourquoi l'Afghanistan et pas le Soudan? Pourquoi s'allier à l'Arabie Saoudite?
La vérité, c'est qu'on fait surtout de la politique. La vérité, c'est qu'il n'y a pas de porte de sortie honorable en Afghanistan, qu'on a le bras coincé dans l'engrenage, que le gouvernement mis en place est une farce, un simulacre de démocratie.
– Vous êtes beaucoup plus virulent aujourd'hui que dans votre chronique de l'autre jour, m'a très justement fait remarquer une étudiante.
Surpris, j'ai répondu que je ne voulais heurter personne quand j'ai écrit mon texte, j'ai trouvé mille prétextes, bref, j'ai finassé.
Voulez-vous connaître la vérité, jeune fille? La vérité, c'est qu'ils ont réussi. La vérité, c'est que la propagande fonctionne si bien qu'on en vient à se sentir un peu dégueulasse de dénoncer cette guerre et sa mise en marché. On se sent un peu minable de jouer au boy-scout du pacifisme devant des tatas qui acceptent la guerre avec le même fatalisme qui leur fait accepter la pauvreté et qui croient que la démocratie s'exporte à la pointe du fusil.
Comprendrez-vous, mademoiselle, si je vous résume tout cela en vous disant qu'il est souvent bien plus facile d'avoir tort que d'avoir raison?
Je suis une fidèle lectrice, toujours émue de l’exactitude de vos mots, et soufflée par leur douce poésie. Mais aujourd’hui, vous m’avez fait pleurer. Voilà, ça paraît sûrement étrange, comme un malaise … Mais je tenais à vous dire comment vous avez fait fort cette fois. J’en ai pleuré de vérité, de peur, d’espoir. Ça crève probablement l’écran que je suis de cet âge dont vous parlez. La fatalité me fait peur, l’oubli de moi-même, de cette passion et de cette vie où chaque chose est vivante et plus forte que tout. Ça me semble d’une tristesse infinie. Je ne veux pas vieillir si c’est pour tuer la poésie.
« La passion déteste tout ce qui n’est pas la passion », Alice Terney.
Et vous écrivez ceci, qui vient toucher avec une parfaite justesse ce sentiment, qui le ravive, l’étale et voilà, ça me bouleverse et je viens étaler mes trippes sur un commentaire de site web.