Desjardins

Paysages ferroviaires

Le voyage débute dans mes terres, sur mon territoire, ma topographie. Le train s'ébroue, puis il avance. D'abord lentement, puis très lentement. Voyage en TBV, un train à basse vitesse. Très basse. Il faudra 3h15 pour se rendre à Montréal, et c'est très bien ainsi. Plus vite, on perdrait la possibilité de contempler le paysage, de méditer sur le Québec d'en arrière que le chemin de fer, par son parcours alambiqué, nous permet d'épier.

Le soleil se lève péniblement sur l'embouchure de la Saint-Charles qui s'irise d'argents, de jaunes, d'indigos. Sous le pont, la rivière écume en se jetant dans le fleuve, tandis que l'usine de la Stadacona l'imite, à sa manière: elle fume.

Passé le cégep, l'aiguillage fait tanguer les wagons, on oblique vers l'ouest. Je ne me lasse jamais de ces matins figés dans le givre de l'automne. De cette lumière crue, franche, qui découpe le monde. Ce sont des moments parfaits.

Bientôt, les cours et les piscines en hibernation des quartiers résidentiels cèdent le paysage aux parcs industriels. Un ouvrier coupe un long madrier de 6 x 6 en cubes avec une scie à chaîne. Penché sur son labeur, il ne laisse voir que sa tuque blanche, ses jeans, un manteau bien trop léger pour la saison. Les grues de chez Simplex, dépliées à différentes hauteurs, dansent un ballet statique. Se succèdent en un flot presque ininterrompu des édifices anonymes vus de l'arrière: théâtre mouvant de tôle gaufrée de toutes les couleurs imaginables où s'empilent des merdes. Montagnes de pneus, de palettes de transport, de blocs de béton… Puis encore des palettes, et encore des blocs, et encore des pneus.

On longe lentement le Versant-Nord. Tout au bas, je reconnais le boisé où j'ai participé à ma première course de vélo de montagne, à 14 ans. Plus de 20 ans de cela. Il ne m'en reste que des images fanées. Mes souvenirs sont imprimés dans ma mémoire comme le café dans une tasse qu'on vient de vider: des cercles concentriques, flous, sans éclat, bruns comme cet automne qui a plaqué ses couleurs vives au sol. Peut-être y a-t-il quelque chose à tirer de tous ces souvenirs d'enfance tellement compressés par les logiciels de la mémoire qu'ils ont perdu leur sens et ne sont devenus qu'images éparses, mais il me faudrait pouvoir déchiffrer tout cela, faire du sens dans le chaos, comme les diseuses de bonne aventure dans le marc de café. J'ignore comment.

Au fond d'un ravin, un caddie d'épicerie abandonné fait le mort.

En contrebas de la Pépinière Moraldo, à Cap-Rouge, un flamant rose de jardin gît lui aussi sur le côté, comme désossé, sur le bord de la track. Les flaques d'eau sont recouvertes de gel, leur surface plissée comme une pellicule de plastique qu'on ne serait pas parvenu à tendre tout à fait convenablement.

J'ignore complètement ce qui se passe à l'intérieur du train. Les écouteurs fichés dans les oreilles, mes yeux ne quittent la table de travail que pour regarder dehors. Je n'ai pas envie de gens, j'ai envie de décors. De beautés imparfaites qui se révèlent dans le banal. J'ai envie de natures mortes, de piles de traverses créosotées, entassées en lots d'une dizaine, sur des kilomètres. J'ai envie de temps mou, de temps qui s'arrête, de trains qui déboulent en sens contraire pour remonter ce temps. De labours, de champs dorés, mais est-ce d'un blé tardif? J'ai envie d'anciens théâtres et de salles de cinéma oubliées au centre de villages et de hameaux qu'on ne contemple plus désormais que depuis la nouvelle rue principale: celle qui mène à l'autoroute, celle des power centers, des chaînes de restaurants et des Canadian Tire.

J'ai envie du cinéma de la vie du Québec vu d'en arrière. J'ai envie de ces décors confidentiels, de cet arbre, au milieu d'un champ, seul comme à l'aube d'un hiver nucléaire. J'ai envie de vieux réservoirs exhumés, de conteneurs délavés. De wagons de la compagnie Santa Fe et de rivières qui frémissent à peine, comme ta peau, ce matin, quand je suis parti en glissant en silence hors du lit, dans les restes de la nuit que j'ai emportés avec moi, comme en doggy bag, jusque dans ce wagon de classe économique.

METALLICA – Dès les premières notes de ce spectacle très attendu, dès que la foule s'est levée en hurlant, j'ai songé au plus éculé des clichés en me disant que c'était sans doute aussi un des plus vrais: le rock, et plus particulièrement le heavy métal, a littéralement remplacé la religion, et les stades sont décidément les nouvelles églises. Alléluia.

Il aura cependant suffi d'écouter James Hetfield, guitariste et chanteur, s'adresser au public toute la soirée pour me convaincre du contraire.

Bouillie bien-pensante, amour du prochain, la grande famille Metallica se donnait rendez-vous pour un échange de bons procédés (adulation contre musique), en toute fraternité, la main dans la main. La finale d'une Seek and Destroy jouée toutes lumières allumées, assez mollement et accompagnée d'un imbuvable discours de remerciement qui suintait l'optimisme et la joie de vivre a fini de m'écourer. Cette religion verse maintenant dans la messe à gogo.

La musique de Metallica m'a toujours paru pertinente parce qu'elle opposait sa violence à celle du monde. Elle était livrée sans concession, dans un chaos qui rendait le nôtre acceptable, vivable. Mais là, on était loin de la communion dans la distorsion, du défoulement viscéral, de ce rock qui déchire et qui transcende dans la transgression de l'ordre établi.

Le jeu est toujours aussi parfait, mais l'esprit, lui, n'y est plus. Le groupe s'est poli au fil du temps, des conflits, pour devenir lisse comme l'époque. Au mieux, samedi soir, Hetfield avait l'air d'un rescapé trop content de vivre pour se rendre compte que son positivisme saoule. Au pire, il avait l'air d'un psy de pacotille.

Remarquez, le public aussi est devenu bien sage et poli. On amène même ses enfants voir Metallica: il y en avait deux dans la rangée devant moi. Dix ans tout au plus. N'ayez crainte, tout le monde s'est bien tenu. Presque pas une cigarette allumée autour, tout juste quelques joints ici et là.

Mais bon, même si la nostalgie métal n'est plus ce qu'elle était, on ne s'est pas empêchés de s'amuser, et au faîte de la nuit, je suis rentré chez moi en titubant, barbouillé par l'alcool que nous avions fait entrer en douce, malgré la fouille, puisque le groupe réclamait qu'on ferme le bar du Colisée avant 21h.

Parce que bon, si les groupes métal vieillissent mal, personne n'a dit qu'on était censé faire pareil.