Les murs dans nos têtes
Desjardins

Les murs dans nos têtes

Depuis quelques semaines, partout, les reportages sur Berlin, le mur tombé, et pourtant toujours debout dans la tête de bien des gens.

Toujours debout dans cette distinction entre Wessies (ceux de l'Ouest) et Ossies (de l'Est) qui persiste. Toujours debout, aussi, comme le fantôme de certitudes évaporées. Car oui, ils sont nombreux, parmi les Ossies, qui regrettent le bon vieux temps du rideau de fer.

Ils revoudraient bien la Stasi, de la délation et de la crainte du voisin ou du beau-frère pour retrouver un peu de leurs repères, de leurs certitudes, du temps qui s'égrène, lentement, en noir et blanc. L'unification les a mis dans un flou de couleurs qu'ils ne parviennent pas à mettre au point, même après 20 ans.

Mais ce genre de murs dans la tête, c'est courant. Ce n'est pas une affaire berlinoise, allemande, ou européenne. Ce n'est pas non plus qu'une affaire de nostalgie, mais plutôt d'humanité. De l'hommerie si vous voulez.

Nous avons tous des murs dans la tête qui nous empêchent de raisonner. Ils sont affaire de valeurs, de caractère, d'honnêteté intellectuelle. Ils sont aussi affaire d'histoire personnelle, de douleurs collectives. Mais le plus souvent, ils ne servent qu'à nous abuser, qu'à nous tromper nous-mêmes, ou les autres.

Prenez le débat à propos de l'euthanasie, rouvert par un sondage fait auprès des médecins spécialistes. Rouvert, c'est vite dit, on ne l'a jamais fait et on n'est pas près de le faire non plus. Dès qu'il en est question, hop, on se presse de passer à autre chose, de mettre la chose sous le tapis. Parce que trop complexe, et surtout, parce que trop émotivement chargé.

Sans grande surprise, donc, les spécialistes consultés dans ce sondage se sont majoritairement prononcés en faveur de l'euthanasie.

Ont suivi les omnipraticiens, et tadam, le gouvernement qui semble se faire tirer l'oreille a paresseusement annoncé qu'il se pencherait sur la question.

Ma question: comment se fait-il que nous en soyons toujours là? Ou comment se fait-il qu'on en soit toujours à publier les résultats de ce genre de sondage comme s'il s'agissait d'une surprise?

Ma réponse: un petit mur dans la tête. D'abord, celui de la morale. Les mêmes médecins qui ont répondu à ce sondage ont beau le nier, il y a sous notre incapacité à mener ce débat un vieux fond catho qui veut qu'une fin de vie pourrie de douleurs inhumaines achète comptant le salut de l'âme. Mais plus encore, que toute vie, même si elle ne tient qu'à un fil gangrené, c'est encore une vie. Et c'est sacré.

Devant cela, pour faire écran à la morale de bénitier, l'excuse qu'on nous sert toujours: qui décidera si c'est bon ou pas? Qui décidera si cette personne doit mourir ou non? Le malade? Le médecin? La famille?

En gros, on y revient même si on ne veut pas: qui se substituera à Dieu?

Mieux encore, on croit que cela pourrait mettre de la pression sur les médecins, et les forcer à abréger inutilement la vie de vieillards devenus un fardeau social… Si c'est pas beau: invoquer le bonhomme Sept-Heures comme prétexte pour éviter d'avoir à penser.

Dans les faits, l'euthanasie se pratique déjà. Cela aussi, le sondage l'a révélé. Mais plutôt que de l'encadrer et d'éviter ainsi les abus qu'on craint, on zigonne, on niaise, on promet de se pencher sur la question, un jour, bientôt.

On préfère laisser les choses aller comme elles sont, dans la clandestinité. Et pendant ce temps, on parle beaucoup d'éthique. Ah ça oui, de l'éthique, on en parle.

Les petits murs qu'on a dans la tête ont ceci de commode qu'ils nous permettent parfois de travestir notre lâcheté.

MÉPRISE ET MÉPRIS – Il est d'autres murs qui semblent plus triviaux mais qui ne le sont pas nécessairement.

Avez-vous regardé le Gala de l'ADISQ la semaine dernière? Avez-vous vu le mur, ou plutôt, le fossé, immense, de chaque côté du mur qui sépare le mérite artistique du plus grand vendeur? Fossé que creusent encore un peu Quebecor et ses sbires en menaçant de bouder un gala passablement pute, justement parce qu'il ne l'est pas encore assez.

Où est le scandale, où est la putasserie? Ils sont justement dans l'idée de glorifier le populaire parce qu'il est populaire.

Je m'explique.

Il y a mille raisons d'aimer une chanson. Le texte, la mélodie, la musique, un refrain accrocheur, le talent de l'interprète, et plus encore, le contexte dans lequel on l'écoute ou ce qu'elle évoque chez nous comme souvenir. Mais parmi toutes les raisons d'aimer une chanson, il y a aussi l'habitude. Ou si vous préférez: l'accoutumance.

Une radio commerciale vous repasse les mêmes chansons en boucle, encore et encore, pendant des semaines, voire des années. Vous écoutez distraitement, puisque vous y êtes forcés à l'épicerie, chez le dentiste, au dépanneur, dans l'autobus, au centre commercial, dans les boutiques, où on vous impose ces radios. Vous vous faites au son de la chanson matraquée, aux paroles. Si en plus les animateurs parviennent à vous convaincre que c'est le hit du moment, vous embarquez.

Comme vous embarquez dans le retour du fluo simplement parce qu'il y en a partout au magasin.

Nous voilà donc au cour du problème: la mise en marché de la musique populaire qui n'a comme finalité que sa mise en marché. En récompensant les chansons les plus populaires pour la simple raison qu'elles sont aimées du plus grand nombre, on prend le risque de célébrer les meilleures stratégies marketing, et pas seulement le talent.

Évidemment, on expliquera qu'il n'en est rien. On vous dira qu'il s'agit là d'un discours élitiste, que les critiques sont des snobs qui méprisent la culture populaire. Même si c'était vrai, encore ici, le critique sert de bonhomme Sept-Heures, de parade afin d'éluder le véritable enjeu: le goût programmé par le marketing et le pouvoir du fric derrière ce marketing.

Les petits murs qu'on a dans la tête sont des écrans. Ils nous permettent d'y projeter la réalité comme un théâtre d'ombres chinoises. Ici, tout le monde voit bien la silhouette du mépris, mais les yeux rivés au mur, on ne distingue pas que la main qui fait un doigt d'honneur n'appartient pas nécessairement à celui qu'on croit.