Desjardins

Ça va super bien, merci

Ce n'est pas de l'hypocrisie. C'est bien plus grave. C'est un truc insidieux, qui s'insinue en vous sans que vous vous en aperceviez.

Et hop, vos pensées ne vous appartiennent plus (1). Et les miennes non plus, d'ailleurs.

Vous en doutez? Eh bien si l'anecdote qui suit n'en est pas la preuve, c'en est au moins l'illustration.

Nous sommes au parc, juste à côté de la maison. Limoilou Beach.

Nous vivons en ville pour une bonne raison: on y trouve toutes sortes de monde. Y compris des poqués, des louches, des tout croches, et surtout des pas conformes, des pas tout à fait normaux mais qui ne sont pas pour autant plus malintentionnés que vous ou moi.

Nous sommes au parc, donc, et ma fille joue avec deux ou trois enfants qu'elle ne connaît pas. Je me tiens à l'écart, assis sur la butte qui surplombe un peu l'aire de jeu, je surveille distraitement ce qui se trame, levant à intervalles réguliers les yeux de ma revue. Les autres parents sont alentour et font pareil.

Arrive un bonhomme à vélo. L'air un peu chaud. Une gueule de pas fiable. Il marche à côté des enfants, puis il se tourne pour leur adresser la parole.

À quoi je pense immédiatement? Quelle est la première chose qui traverse ma conscience, qui flashe et qui met en branle les alarmes: le danger potentiel de la présence d'un étranger près de ma fille.

J'imagine tout de suite le pire: un pédophile, un violeur, un agresseur. Mes pupilles se dilatent, je surveille intensément, il part, ouf.

Les autres parents et moi nous regardons furtivement. Nous avons tous pensé la même chose. Je le sais, ça se voit. La panique, fugace, se devine dans son contraire: les traits qui se distendent soudainement au départ du danger.

La seconde d'après?

Je me déteste. Mais vraiment, là, je m'hayiiis, vous pouvez pas imaginer à quel point. Pendant une fraction de seconde, j'étais tout ce qui m'inspire du mépris dans la société actuelle, obsédée par la sécurité parce qu'accro aux faits divers et aux catastrophes.

Pendant une fraction de seconde, mes pensées ne m'appartenaient plus.

Alors à qui appartenaient-elles?

J'ai envie de dire à un climat. Mais à un climat vraiment difficile à changer et auquel on ne peut que rarement échapper. Toujours pris que nous sommes dans ce même automne-hiver où la surmédiatisation d'une violence extraordinaire a congelé le jugement.

Cette réaction, ma réaction qui n'a pas de prise dans le réel, mais dans l'imaginaire, elle est le fruit d'une multitude de choses. Obsession médiatique pour les agressions sexuelles qui font la une des journaux, des bulletins de nouvelles et dont on nous donne les détails les plus scabreux. Fascination pour les drames morbides depuis l'enfance. Peur naturelle de l'étranger, de l'inconnu. Mais surtout, le sentiment qu'il nous appartient de préserver nos enfants d'un monde de violence où chaque coin noir recèle un danger alors que dans les faits, je le sais, nous le savons tous: nous n'avons jamais vécu dans un monde aussi sûr.

Mais toujours dans les faits, nous n'avons jamais vécu dans un monde aussi sursaturé d'histoires d'horreur qui, quand elles se terminent, se répètent encore à l'infini, comme une sorte d'écho éternel. Ainsi, confondant compassion et obsession morbide, nos médias soulignent à grands traits chaque anniversaire d'une disparition célèbre, d'un meurtre, d'une tuerie.

Cette semaine, c'était Julie Surprenant.

Le mystère et l'horreur pure que distillent ces histoires nous glacent le sang: c'est l'objectif. Nous faire peur.

Nos existences confortables nous réclament de l'adrénaline. Elles réclament des frissons, de la terreur. Non contents de la fiction, nous voulons de l'abjection véritable, de la souffrance réelle, des larmes salées. Encore. Et encore. C'est l'expérience totale de la vie.

Les campagnes de sensibilisation n'y feront rien. On ne reviendra pas en arrière.

Comme des animaux habitués au goût du sang, nous avons pris le goût du spectacle.

Notre univers est un bazar, une foire aux horreurs où les amuseurs se déguisent en bienfaiteurs lorsqu'ils distraient la foule avec une mongole. Nous sommes contaminés par les images, par les discours qui se multiplient, se télescopent, perdent leur sens. Les bulletins de nouvelles manufacturent une menace de synthèse que nous consommons comme des junkies.

En résulte une sorte de bruit blanc qui infecte l'imaginaire et parasite le jugement.

Nos pensées ne nous appartiennent plus. Elles appartiennent au climat.

Partout, c'est novembre dans nos têtes.

Sinon?

Ça va très bien, merci. Mais des fois, je prendrais volontiers des vacances de nous.

NO LOGO – Quelques mots, sur un ton plus badin, à propos du flamboyant aristo de l'image que le maire souhaite engager afin de faire reluire celle de Québec. J'ai nommé Clotaire Rapaille.

Vous capotez sur ce qu'il coûte? Vous freakez sur ce qu'il raconte?

Moi, c'est surtout ce qu'il conçoit qui me fait prédire le pire.

Son plus grand accomplissement: avoir dessiné la PT Cruiser.

Or, la PT Cruiser, c'est comme les maisons en forme de palais vénitiens avec des colonnes devant, ou de châteaux avec des toits crénelés. C'est comme les lions en plâtre de chaque côté de l'entrée.

C'est comme les grosses chaînes en or pognées dans le poil. Du toc, du mauvais goût consommé, et pourtant déguisé comme s'il s'agissait de la plus grande classe.

En fait, la PT Cruiser est loin du chef-d'ouvre de design qu'on prétend: c'est surtout un char de m'as-tu-vu.

Que nous dit alors cette voiture, fierté de Clotaire Rapaille, grand fils de pub devant l'Éternel?

Que le maire rêve d'une ville éclatée, complètement folle, mais qu'il souhaite confier son image à un type qui confond Florence et Saint-Léonard.

1. La paternité de l'expression revient au dramaturge Christian Lapointe. Il l'a utilisée lors d'une conversation que nous avons eue l'autre jour à propos des standards de beauté, de la porno et du désir. Je la lui pique sans autre préavis et m'en sers pour illustrer autre chose.