Desjardins

Le nombre qui sanctifie

Je suis normal. Malgré mes envies d'autre chose, malgré mes écarts de conduite et mon goût immodéré pour la marge, je suis d'une déconcertante normalité.

Vous pensez que je déconne? Pas une seconde. Jamais été aussi sérieux.

Mêmes fantasmes ordinaires, mêmes envies primaires, mêmes réflexes reptiliens d'aller voir les mêmes conneries sur le Web. À commencer par les trucs de cul. Je suis à peu près comme tout le monde.

Il faut connaître la marginalité, la vraie, pour savoir où l'on se range véritablement dans l'absolu. Et c'est donc en connaissance de cause et malgré toutes mes prétentions que je me présente à vous tel que je suis: normal.

Si je m'écarte, c'est le plus souvent pour rejoindre une frange assez confortable où je ne suis que très rarement seul. Pas de quoi pavoiser, donc.

Parlant de marginalité, permettez que j'ouvre ici une courte parenthèse à propos de ma chicane avec Yves Lambert qui, dans un article sur Rue Frontenac* où il m'invitait cordialement à manger "de la marde", se décrivait aussi comme un "kamikaze" de la musique. Je repensais à tout cela quand je suis tombé sur une pub de Pillsbury dans laquelle notre kamikaze autoproclamé chante les vertus de la tourtière… La vie est parfois délicieusement faite, non?

De quoi était-il question, déjà? Ah oui, de normalité. La mienne, mais la vôtre aussi, évidemment. Et pourquoi de normalité au juste? Parce qu'il semble qu'elle soit devenue la marque suprême de validation dans notre monde.

Un exemple récent? Chronique de Patrick Lagacé dans La Presse, plus tôt cette semaine, à propos des artistes québécois qui en ont contre monsieur et madame Machin qui se transforment en paparazzi. Argument contre: se faire prendre en photo pendant qu'on achète du papier cul, c'est une invasion de la vie privée, dixit Guy A. Lepage. Argument pour: ben voyons, arrive en ville, Chose, c'est déjà comme ça partout sur le Web, qu'on pense à TMZ, ou à Perez Hilton, dixit Jeff Hollywood, le gars qui s'occupe du site Hollywood PQ.

En gros, c'est normal. Et si c'est normal, c'est acceptable.

L'air de rien, on pénètre ici dans un des plus grands malentendus de l'époque. Sinon dans un de ses plus flagrants raccourcis intellectuels.

Une simplification à l'extrême du monde dont profitent surtout les publicitaires et les médias. Mais aussi tous ceux qui refusent de s'incliner un peu devant la complexité des choses.

Par exemple, la popularité d'émissions de radio, comme celle de Stéphane Dupont à CHOI, repose entièrement sur cette idée qui veut que si nous sommes autant à penser ainsi, à agir ainsi, à vouloir la même chose, nécessairement, cela est juste et bon.

C'est le nombre qui sanctifie l'action ou l'opinion.

Les succès du groupe Quebecor reposent là-dessus. La pub repose là-dessus. La politique aussi.

La majorité a toujours raison.

Pourtant, les exemples qui viennent invalider cette théorie sont innombrables. Qu'on pense à Hitler, porté au pouvoir par une élection démocratique. Qu'on pense à l'Amérique de Bush, largement favorable à l'invasion de l'Irak. Qu'on pense à ces pays où la charia triomphe des droits humains les plus élémentaires, au grand bonheur du peuple. Qu'on pense au succès instantané de l'ADQ dans un accès de bigoterie collectif. À la popularité de Vladimir Poutine. Ou, plus trivialement, à la longévité de L'Auberge du chien noir.

Le plus grand dénominateur n'est pas synonyme de bien. Ni de mal, d'ailleurs. Et c'est là que nous devrions tous faire preuve d'une extrême humilité. À commencer par les marchands du temple qui veulent nous faire croire que le public qui accourt en grand nombre répond à la qualité, et non à la mise en marché.

Vous l'avez compris, c'est là que je décroche: dans mon refus de cette conformité programmée par la pub, la religion ou la culture, puis dans cette volonté de faire pareil parce que tout le monde le fait déjà.

Le piège, il est dans notre tentative de chercher des qualités à ce qui est populaire simplement parce que c'est populaire, comme si la multitude ne pouvait jamais se tromper, comme si le succès ne pouvait pas reposer sur quelque chose de mal, sur un aspect de notre humanité qui serait parfaitement détestable.

C'est là que je décroche, disais-je: quand la démocratie se transforme en dictature du plus grand nombre.

L'ironie, dans tout cela, c'est qu'il n'y a guère plus normal que le refus de la normalité.

QUESTION DE FEELING – Presque tout dans ce blogue collectif devrait m'irriter: vernaculaire franglais de hipster branchou du Mile End, approche trash et volontairement vulgaire à la Vice, mais avec au moins 10 ans de retard. Et surtout, il y a ce regard ironique qu'ils portent sur la pop qu'ils aiment, mais pas comme tout le monde, évidemment. Genre Britney au second degré. Bref, y m'énarvent.

Sauf que, parfois, ils sont vraiment bons. Vraiment, vraiment. Comme dans cet extrait, tiré d'un texte splendide, qui loge quelque part entre Denis Vanier, Bukowski et KC LMNOP.

Des hordes de plottes parfumées entraient par vagues avec leurs cheveux teints en noir et leurs boules teintes en brun. Sur le bord du bar, un vieux dude de 5 pieds 1 payait des vodkas-canneberge à deux fillettes qui frenchaient devant lui en se taponnant. Glorieux est un des mots qui venaient en tête. Mais c'est sans doute juste parce que je me plais à admirer la laideur des gens pour en rire; anyway… si t'en ris pas, tu te crisses devant une auto.

Ça s'appelle Feeling Nouveau, et si vous êtes comme moi, les fois où vous ne les trouverez pas géniaux, vous aurez rarement eu autant de plaisir qu'en les détestant.

*Rue Frontenac est l'organe de presse virtuel des journalistes lock-outés du Journal de Montréal. Philippe Meilleur signe cet article, plutôt rigolo, où l'artiste en profite pour passer toute la profession journalistique au cash. Cette guerre de (gros) mots est aussi le sujet de chronique de mon collègue Steve Proulx.