Cormac McCarthy pose la question: que valent les ouvres d'art dans un monde qui en produit autant? "Les tragédies grecques sont superbes, dit l'auteur de The Road au Wall Street Journal, mais il y en a peu. Auraient-elles le même intérêt s'il en existait des milliers?"
Je sais pas. Mais poursuivons sa réflexion, c'est intéressant…
Par exemple. Que restera-t-il, dans cinq ans, des 659 romans français parus lors de la rentrée, cet automne 2009, hormis ceux qu'on aura auréolés de la reconnaissance d'un jury ou d'un coup de cour de la rédaction? Où se situe le point de bascule? L'avons-nous déjà franchi? Ou plutôt: produisons-nous d'ores et déjà une telle quantité d'ouvres qu'il est maintenant impossible de distinguer quoi que ce soit? Peut-on seulement commencer à voir au-delà des relationnistes, des éditeurs de renom et du pedigree général de l'auteur?
Sur son blogue, Pierre Assouline évoquait récemment l'avènement du star-système littéraire, où les écrivains sont devenus les personnages de la fiction mondaine qu'ils se construisent en marge du monde afin de vendre leurs livres.
Peut-on même fantasmer d'y échapper?
Dans ce magma artistique que sont désormais les industries de la culture, même le concept de chef-d'ouvre paraît bizarrement caduc.
Écrire longtemps un bouquin qui durera: on dirait un concept venu d'un passé monochrome, de l'ère pré-Google.
Car le chef-d'ouvre peut-il exister s'il est instantanément remplacé par un autre la seconde suivant son couronnement? Les ouvres majeures peuvent-elles encore durer dans cette mesure du temps qui oppose la lenteur à Twitter?
Je sais toujours pas, bon.
Je fais comme McCarthy, je pose la question. Avec un peu de mauvaise foi, tout comme lui, mais je me contente tout de même de poser la question.
Peut-être, d'ailleurs, devrait-on tous s'en tenir là, puisqu'au fond, ces considérations sont possiblement secondaires en cela qu'on discute d'un marché, d'une industrie, mais que l'art, lui, continue d'avancer peu importe la plateforme ou la santé de l'oligopole culturel.
Pourquoi? Parce que près de 2500 ans après Sophocle, éminent tragédien grec, nous en sommes au même point.
L'art est peut-être une business, sa démocratisation a peut-être aussi entraîné une affolante multiplication de voix dans le chour, nous en sommes pourtant toujours à chercher l'autre et nous-mêmes dans le récit.
J'ai passé la fin de semaine à lire La Ballade de l'impossible d'Haruki Murakami en me demandant comment je pourrais vivre sans les romans. Comme ferais-je pour répondre à cette question qui me brûle toutes les fois où je patiente à une intersection en regardant les gens autour, à chaque silence dans une conversation, en observant les autres dans la file à l'épicerie:
Qui sont ces gens, à quoi pensent-ils? Partageons-nous les mêmes envies, les mêmes angoisses? Qu'est-ce qui les fait se lever le matin? Ont-ils aussi peur de la mort que moi?
Il n'y a pas un essai de psychologie qui peut rendre avec la même acuité l'aperçu d'intériorité qu'offre la fiction, justement parce que la fiction suppose une distance suffisante pour qu'on dise la vérité, ou si vous voulez, qu'on parle de soi en prétendant qu'il s'agit d'un autre.
Deux mille cinq cents ans après Sophocle, nous voulons toujours savoir ce qui se cache à l'intérieur du voisin, de nos amis, de celle qu'on aime, et comment s'articule la complexité de leurs sentiments.
Quelle est la valeur d'une ouvre, donc, dans ce magma culturel qu'est devenu le nôtre?
Elle est dans sa capacité à tromper non pas seulement l'ennui, mais notre solitude.
AVEC PAS D'CASQUE – Encore le casque, et toujours cette impression que nous déployons trop d'énergie au même endroit. Mais pas au bon. Cette fois, on nous revient, comme un mauvais flashback, avec cette idée d'imposer son port aux mineurs.
Disons cependant une chose: je n'achète pas l'argument de Vélo Québec qui veut que le port obligatoire du casque chez les moins de 18 ans réduise considérablement la pratique de ce sport par ces mêmes jeunes.
Cela, pour la bonne raison qu'ils en portent déjà un, ou sinon, qu'ils s'en ficheront comme ils se fichent déjà de la limite de vitesse en voiture, de traverser aux intersections, et au bon moment… Cet interdit ressemble plus à un appel à ne pas porter le casque qu'autre chose. Pas de quoi les empêcher de sauter sur leur vélo.
Maintenant. Les efforts mis dans les patrouilles qui devront distribuer des contraventions aux cyclistes avec pas d'casque seraient drôlement mieux investis dans d'autres projets.
Des exemples? Revoir le Code de la route et LE FAIRE APPLIQUER.
Le revoir, pour permettre certaines pratiques aux cyclistes que le laxisme des forces de l'ordre leur concède déjà (comme c'est le cas dans certains États américains), et ne plus rien laisser passer d'autre. Ni aux automobilistes ni aux cyclistes.
Quand on aura fait cela, qu'on aura investi dans des voies cyclables plus sécuritaires, la question du casque ne se posera plus.
À moins qu'il s'agisse de l'imposer aux automobilistes éventuellement… Patience, ce n'est qu'une question de temps. Mais avant, je vous prédis qu'on interdira le beurre.
Simple gestion du risque, qu'ils diront, comme si nos gouvernements étaient constitués d'actuaires.
ENSEMBLE, C'EST TOUT – Avez-vous vu Polytechnique de Denis Villeneuve?
Si non, et que vous ne souhaitez pas en savoir trop, cessez de lire.
Pour les autres maintenant, avez-vous trouvé, comme la doctorante en sociologie et féministe Mélissa Blais, que la conclusion du film porte l'empreinte du masculinisme?
J'avoue que moi, non. Mais peut-être suis-je un peu débile, puisque j'y ai vu exactement le contraire.
J'ai vu l'image d'un homme qui partageait la douleur des femmes. Et sans doute, aussi, un hommage (certes un peu cucul) à la résilience des survivantes. C'est tout.
Oui, bon, l'homme se suicide, devient ainsi une sorte de victime collatérale, et Mme Blais déplorait, dans Le Devoir de samedi, cette lecture "consensuelle" qui évacue le caractère politique de l'événement.
Mais c'est justement d'un consensus qu'on a besoin ici. D'hommes et de femmes qui disent merde aux crétins qui pleurent la toute-puissance masculine. De femmes et d'hommes qui se tiennent debout devant cette violence odieuse, ensemble, c'est tout.
Polytechnique de Villeneuve m’apparaît bien plus un hommage à ces femmes assassinées, qu’un culte au tueur fou. Très sobre et esthétique, le film revient sur ces évènements avec une ferme retenue, sans excès ni exagération.
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Comprenons-nous bien. Le personnage masculin que j’évoque ici n’est pas celui de Lépine, mais de l’étudiant en génie, lui aussi présent pendant la tuerie, et dont on suit le parcours en parallèle dans le film.
Je crois que des oeuvres qui sont produites, résultant d’une démarche intellectuelle, sont invariablement sujettes a un certain pourcentage de bonnes oeuvres et d’autres oeuvres plutot discutables. J’avancerai le chiffre de cinq a dix pourcent de ce qui se crée, comme étant des classiques instantanés qui sauront traverser le fil du temps. Les autres créations seront, elles, oubliées d’ici quelques années par leurs contemporains.
Ce qui me plait dans cette logique c’est que chaque génération attend son prochain William Shakespeare qui n’a encore jamais été reconnu comme un artiste important et qui le sera dans plusieurs années seulement. Que le fait de multiplier par quatre cent le nombre de livres écrits se traduit aussitot par multiplier par quatre cent le nombre de classiques qui nait chaque année. Que ce qui se comptait au compte gouttes autrefois, sera bientot chose courante dans la société démocratisant la culture dans laquelle nous vivons actuellement.
Il ne faut pas faire l’erreur de réduire a néant les avancées sociales de la démocratisation des données, de l’information, ou des réseaux sociaux de par lesquels voyages les oeuvres d’art, musiques ou films car de celles-ci naissent de nouvelles technologies permettant le rayonnement de ces oeuvres.
Vous dites que vous vous intéressez a savoir si le foisonnement de plusieurs oeuvres les renderaient alors caduques et obsoletes, cependant j’ai souvenir que l’Italie pullule de centaines de Cathédrales et de milliers de toiles et elles sont individuellement fascinantes car elles traduisent leurs époques et leurs particularités intrinseques.
Concernant Polytechnique, j’ai trouvé les motivations du tueur absolument loufoques mais sa lettre plutot bien écrite compte tenu des circonstances.
Je ne peux nier la volonté des bien pensants que nous sommes a vouloir commémorer l’effort de guerre des femmes cela dit il n’a pas tort dans la mesure ou nous désirons ne heurter personne et respecter les conventions sociales ainsi que la rectitude politique.
Il est faux d’admettre qu’au passé les femmes étaient aux cotés des hommes sur les champs de bataille a se prendre des balles en plein front ou a revenir du théatre des opérations amputés a vie lors des batailles charnieres de l’histoire. Ceci a radicalement changé aujourd’hui avec les conflits récents que l’Amérique a vécu soit Mogadishu, Bagdad ou encore Kaboul. Nous sommes désormais dans le meme bain.
Je comprend que des jeunes hommes ait été en colere dans la morosité du Québec des années quatre-vingt et qu’ils ne savaient pas comment extérioriser leurs pulsions. Cela n’excuse en rien les dérapages vécus a Québec avec Denis Lortie et a Montréal avec Marc Lépine, il ne faut pas confondre sentiment d’inégalité et mysoginie.
Désormais la seule cible sur laquelle les publicitaires peuvent se permettre de tirer sont les hommes trentenaires de race blanche hétérosexuels qui votent a droite ou au centre. Pourquoi ? Tout simplement parce que c’est le seul groupe démographique qui n’a jamais pris la peine de monter aux barricades quand on se foutait de sa gueule par l’entremise de la télévision en jouant sur des clichés grossiers issus d’une réalité éculée.
Pour vous consoler, je crois que, même en 1650, une quantité incroyable de mauvaises oeuvres ont vu le jour pour mieux se perdre dans le néant. Molière n’avait pas écrit quelque chose là-dessus? ;)
Pour ce qui est de Polytechnique, j’ai bien bien aimé le film. Il ne faut pas oublier que le personnage du jeune homme est un peu une représentation de l’auteur lui-même. Je me souviens de l’avoir entendu dire à quel point il s’était senti coupable après ce tragique évènement. Ça ne sonnait pas comme du masculinisme il me semble.
Voici le lien de l’article dont M. Desjardins parle lorsqu’il fait référence à Mélissa Blais:
http://www.ledevoir.com/societe/actualites-en-societe/278704/polytechnique-20-ans-apres-cibla-des-femmes-toucha-des-hommes
Je n’ai pas vu le film Polytechnique. Je m’intéresse toutefois beaucoup aux propos des jeunes féministes. Je suis en accord avec votre énoncé sur le consensus de ceux, hommes et femmes, qui disent merde à la violence contre les femmes. J’en suis!
Je suis troublé de lire Mme Blais dire qu’en traitant du suicide du survivant masculin, «le film suggère que les impacts de l’attentat ont été plus grands chez Jean-François que chez Valérie». Je me trompe peut-être mais, même sans avoir vu le film, je serais très surpris que Villeneuve dédramatise le deuil de Valérie. Tous les gens souffrent et vivent leur peines différement, peu importe leur sexe. Le suicide de Jean-François est tout aussi réel que les meurtres qui ont eu lieu au sein de la Polytechnique. Valérie, ayant vécu ce traumatisme, est blessée à vie par ce drame, mais Jean-François est mort. Qu’il ait un pénis ou non ne fait pas de différence.
Mme Blais, qui se dévoue à la lutte contre les « masculinistes » (c’est un terme qui m’agace), semble malheureusement ancrée dans une perpétuelle confrontation entre les hommes et les femmes. C’est pourtant d’un consensus des deux sexes contre toutes les violences et les inégalités dont nous avons besoin, et non pas d’une attitude de type « tel a souffert plus que tel ».