Desjardins

La loyauté

Deux histoires qui se rejoignent dans le sens qu'on leur donne, dans leur petite morale, dans le portrait qu'elles dressent de l'idée de loyauté dans les démocraties.

La première débute en France, l'été dernier.

Marie NDiaye vient de publier Trois femmes puissantes, son dernier roman. En entrevue à l'hebdo culturel Les Inrockuptibles, l'écrivaine exilée à Berlin expose les raisons de son départ: la France de Sarko, le sort atroce qu'on réserve aux sans-papiers. Elle parle d'une "France monstrueuse", d'une droite qui, contrairement à celle d'Angela Merkel en Allemagne, "n'a plus de morale".

Trois mois plus tard, le roman de Marie NDiaye remporte le prix Goncourt.

C'est là que le député UMP Eric Raoult entre en scène. Raoult, c'est la droite morale. La droite homophobe, la droite qui milite en faveur du retour de la peine de mort. Raoult est l'incarnation de ce versant "monstrueux" de la France qui dégoûte NDiaye.

Évidemment, Raoult fulmine. Il en appelle au ministre de la Culture et de la Communication afin qu'il se prononce sur le devoir de réserve "dû aux lauréats du prix Goncourt". "En effet, poursuit celui que Chirac a décoré de la Légion d'honneur, ce prix qui est le prix littéraire français le plus prestigieux est regardé en France, mais aussi dans le monde, par de nombreux auteurs et amateurs de la littérature française. À ce titre, le message délivré par les lauréats se doit de respecter la cohésion nationale et l'image de notre pays."

Ensuite? NDiaye persiste et signe. Au passage, Bernard Pivot signale que le gagnant du Goncourt n'a pas à parler au nom de la France. Le ministre de la Culture, quant à lui, passe pour un pleutre et donne un peu raison à tout le monde. NDiaye peut avoir son opinion. Raoult la sienne. Le ministre Mitterrand, lui, essaye de ne pas en avoir.

Le malaise demeure pourtant intact, puisque reste cette incompréhension profonde de la notion de liberté de parole et du patriotisme dont on devine que Raoult n'est pas l'unique incarnation.

La seconde histoire, elle, se déroule à Copenhague, il y a quelques jours seulement.

C'est le récit d'un pays victime de son inertie en matière d'environnement et qui, pendant le sommet de l'ONU sur les changements climatiques, subit un mauvais coup. Ou plutôt, un excellent.

Mardi dernier, un faux communiqué diffusé sur un faux site Web mimant celui d'Environnement Canada prétendait que le pays allait revoir à la baisse ses émissions de gaz à effet de serre. Et pas qu'un peu. Entre les intentions véritables du gouvernement Harper et celles que lui prêtait ce communiqué, il y avait un fossé énorme, un monde.

Outré par le canular, le porte-parole du premier ministre Harper, Dimitri Soudas, suggère aux médias que c'est probablement le militant Steven Guilbeault qui est à l'origine de la chose. C'est ce qu'il prétend, sans preuve.

Preuve qu'il n'aurait jamais pu détenir, puisque ce n'était pas Guilbeault, mais The Yes Men, un groupe d'activistes connu pour ce genre de boutade, qui est à l'origine du faux communiqué.

Ensuite? Guilbeault se fâche, réclame des excuses, mais Soudas s'en moque, allant même jusqu'à proposer à l'environnementaliste que c'est lui qui devrait s'excuser d'être aussi critique des "efforts" du Canada.

Sous-entendu: Steven Guilbeault est un mauvais citoyen canadien. Il n'est pas loyal. Il refuse de brandir les pompons unifoliés des meneuses de claques du gouvernement.

"You think it's a game", lui lance un Soudas arrogant, détestable.

Tu penses que c'est un jeu.

Bang! Tout est là, en concentré, dans cette réplique. Tout le mépris, toute la vanité des dirigeants qui s'arrogent l'unique rôle de défenseurs des intérêts de la nation.

Pour ceux-là, c'est entendu, la dissension ne sera pas permise. Toute tentative d'humilier le pays ou de critiquer ses dirigeants sera considérée comme un acte de trahison. Ou comme un jeu d'enfant turbulent.

C'est ainsi, chers amis, que les mots perdent tout leur sens dans la bouche des faiseurs d'image politique.

Quand les censeurs se posent en grands défenseurs de la liberté d'expression. Quand ceux qui manipulent la réalité afin de ménager leur image et de contenter leurs potentiels électeurs s'autoproclament grands patriotes.

Tandis que dans notre bouche à nous, subsiste comme un léger goût de vomi.

LES LISTES – J'ignore si c'est un hasard, mais quelques semaines après avoir mentionné les deux splendides volumes sur l'histoire de la beauté et de la laideur dont la rédaction s'est faite sous la férule d'Umberto Eco, on m'a fait parvenir le troisième de cette collection, tout aussi beau, mais qui n'a rien à voir avec les autres.

Vertige de la liste est un livre intrigant, une étrange mise en abyme où l'on dresse une liste de textes où l'on dresse des listes. La chose m'a rappelé cet épisode de Seinfeld dans lequel le personnage de Kramer propose ce genre d'ouvrage dont la description est intraduisible sans qu'on en évacue l'humour: a coffee table book, about coffee tables, that becomes a coffee table. Suffit de déplier les petites pattes sous le livre.

Évidemment plus sérieux, celui d'Eco est un livre sur la liste dans la littérature, où l'on analyse les différents genres de listes.

Pour ma part, j'aime les listes perdues.

Comme celle, trouvée par hasard, un jour, en page 3 de ce bouquin que m'avait prêté un ami:

Patins de F,

Traîne sauvage,

$ pour le livreur de bois,

Outils (mot indéchiffrable),

Chandelles,

Bols / verres

Curieux, tout de même. Tous les objets qui s'y trouvent n'ont qu'une chose en commun: un contexte. Dépouillée de celui-ci, accusant des années de décalage, cette liste qui n'est au fond qu'un aide-mémoire n'est plus d'aucune utilité.

J'ai depuis longtemps remis ce livre à son propriétaire, et pourtant, je me souviens de cette liste. Je me souviens de l'écriture nerveuse, bâclée avec un certain relent de préciosité. Je me rappelle chaque objet qui y figurait, même les mots raturés ou illisibles.

Comme si j'avais pu m'emparer des souvenirs d'un autre.