Desjardins

L’année de la pensée magique

Il ne s'est rien produit cette année. Ou si peu.

Et la crise, Chose? Ben rien, la crise, justement. Déjà, c'est comme si elle n'avait jamais existé. Enfin, c'est plutôt comme si tout ce qui l'avait provoquée ne s'était jamais produit.

Ils sont nombreux à réinventer l'histoire récente depuis quelques mois, faisant entrer dans la tête de bien des gens que ce n'est pas la faute à la déréglementation, aux subprimes, au crédit dopé et à la voracité des golden boys de Wall Street si nous avons plongé. Non, selon les politiciens républicains, les banquiers et les animateurs à Fox News, c'est la faute aux bureaucrates à Washington si nous en sommes arrivés là.

On n'a même plus la décence d'attendre que les gens oublient un peu avant de verser dans le révisionnisme. Et à quoi bon? Ceux qui écoutent sont prêts à croire n'importe quelle fable, du moment qu'elle est assez bien tournée pour paraître crédible et qu'elle leur permettra de continuer à vivre en modifiant le moins possible leurs habitudes.

Voilà qui résume parfaitement l'année, sinon la décennie dont 2009 fut une sorte de point culminant: la pensée magique.

De gauche à droite, du pouvoir jusqu'aux classes moyennes.

De la pensée magique avec de l'écologie bien proprement emballée dans un sac portant le logo de chez l'épicier, avec un bleuet ruisselant dessus. Un beau sac bien plein, lui-même, de sacs en plastique, de pellicules et d'emballages jetables. Un beau gros sac bien rempli de choses qu'on jettera aussi à moitié quand elles auront pourri dans un frigo deux fois trop gros, acheté à crédit, mais avec le logo Energy Star, pour que ça consomme moins d'électricité.

Le "chaque petit geste compte" de cette décennie est sans doute un des plus efficaces leurres de l'époque. Il nous permet, de manière élégante, de repousser le véritable enjeu de l'écologie, soit notre mode de vie, tout en nous croyant absous de tout péché.

Qu'importe la réalité, ce qui compte, ce n'est pas ce qu'on fait, mais ce qu'on pense. Ou mieux, ce qu'on pense qu'on fait.

Et tout le monde a l'intime conviction d'avoir raison. C'est-ti pas beau?

L'avènement d'Internet et la popularité des faiseurs d'opinion n'aura permis que d'accentuer ce phénomène de pensée magique. Avec la multiplication des chroniqueurs, des blogueurs et des animateurs, on finit toujours par en trouver un qui nous reconduit dans nos petits préjugés. Un qui pense comme nous.

On aurait pourtant cru le contraire: que plus de médias permettrait d'éclairer plus efficacement le mensonge et la vérité. Ou, bêtement, que la démocratisation de l'information offrirait de nouvelles manières de débusquer les cons. Ce qui fonctionnerait si, du même souffle, les médias traditionnels comme le Web n'en produisaient pas autant.

Pensez à la marée noire de conspirationnistes qu'il faut endiguer, aux abrutis narcissiques, aux blogues new age, aux provocateurs qui déballent leur ignorance avec fierté, aux opportunistes, aux spin doctors, aux faux amateurs de cyclisme urbain créés de toutes pièces par des agences de pub, aux putes en tous genres, et à tous les pseudo-experts de tout et n'importe quoi qui polluent le discours ambiant.

Prenez, par exemple, les chiffres concernant le réchauffement climatique puisqu'on cause écologie.

Un de ces experts autoproclamés sur le Web vous dira que les données historiques sur lesquelles on s'appuie sont erronées, et donc, qu'il n'y a pas de réchauffement, que le niveau de l'eau à Tuvalu ne monte pas plus vite que la normale, que la calotte polaire est bien enfoncée sur la tête du monde, pour y rester.

Il y a quelques semaines, The Economist – qui n'est pas exactement un magazine réputé pour ses opinions gogauche-écolo-bohème – publiait sur son site la recherche d'un journaliste ayant démonté une de ces fumeuses théories négationnistes qui ne s'appuie finalement que sur une certitude, quasi religieuse: le réchauffement climatique est un mensonge. Pire, le journaliste démontre que l'homme à l'origine de la fameuse contre-théorie n'a pas les connaissances requises afin de porter un jugement valable sur le sujet.

Mais qu'importe: son avis en vaut un autre.

C'est ainsi qu'on nous vend, que dis-je, qu'on nous prêche Internet, le grand égalisateur: tout le monde a droit à son opinion et toutes les opinions se valent. C'est magique.

Nous vivons donc à l'ère de l'hyperinformation où personne n'écoute vraiment, puisqu'il y a trop de bruit et qu'on ne sait plus qui dit vrai et qui bullshite. Dans un monde supposément civilisé où près de la moitié des gens qui sortent de l'école peinent à comprendre un texte plus compliqué que le manuel d'utilisation de leur grille-pain (voir les statistiques sur l'analphabétisme fonctionnel). Dans un État où les gouvernements parviennent à nier la vérité sans trop s'inquiéter de leur réélection (voir la corruption et la collusion dans le milieu de la construction). Dans un pays qui exporte la démocratie à des "barbares" en se comportant en barbare (voir la-guerre-pour-construire-des-écoles-en-Afghanistan).

Mais tout va pour le mieux: nos vies n'ont pas changé.

Nos vivons confortablement, dans un luxe qui ne nous appartient pas (30 % du revenu brut des ménages sert à éponger leurs dettes) et pour ébranler nos existences, nous nous faisons peur en regardant les nouvelles de temps en temps.

Tous les matins, le soleil se lève. L'année qui se termine est comme les autres: sans histoire. Sans conséquence. Tout ce qui dépassait a disparu: il ne s'est rien passé en 2009. Ou si peu. Un si peu dont on se moque déjà, dont on fait des fables.

L'Histoire, elle, n'est plus que folklore.

C'est magique.