Desjardins

Bonheurs et périls du vide

 

Pénible retour au boulot après la plongée en apnée des Fêtes, la tête enfoncée dans le coton duveteux d'un quotidien suprêmement disloqué.

Il y a bien eu l'affaire Lacroix-Lhasa pour alourdir l'ambiance et dont on dira deux mots un peu plus loin, mais c'est un tout petit deuil, en même temps immense, qui a rendu le retour à la normale aussi… difficile, mettons.

Ce deuil, c'est celui de ce temps autrement fuyant qu'on avait soudainement lesté. Des heures embaumées qui n'en finissaient plus de mourir, des jours et des nuits qui paraissaient sans fin. Deux semaines au goût tendrement nostalgique de sucre, d'enfance et aussi, un peu, d'éternité.

Comme le 1er, alors que j'étais resté seul à la maison. Mon amoureuse dans sa famille, ma fille chez sa mère, je savourais le silence en faisant le lit. Le disque de Beach House (splendide Devotion) qui jouait plus tôt avait rendu l'écho lancinant de ses dernières notes.

L'hiver avait installé sa chape de neige sur les bruits extérieurs, assourdissant le monde. Les deuxième et troisième épisodes de la série Apocalypse m'attendaient patiemment dans la mémoire du terminal numérique. Un roman, énorme, était posé sur la table à café: Les Extraordinaires Aventures de Kavalier & Clay de Michael Chabon, récit homérique de deux personnages supposément à l'origine de certains des plus populaires comics des années 30 et 40. De la littérature majeure sur fond d'art supposément mineur.

Cent pages lues dans l'univers des artistes de l'évasion, de la Prague occupée, du Gotham de Batman, du Metropolis de Superman, et deux bières éclusées comme les heures, puis les jours qui allaient suivre: dans une souveraine insouciance. Un vide salvateur, rempli de la conscience de ce même vide qui permet de s'y vautrer, d'engourdir ses névroses, ses angoisses. J'ai envie d'ajouter: qui donne envie de vivre autrement.

La seule fois où je suis allé à la messe de minuit, passablement gelé, j'avais sursauté quand on m'avait souhaité "la paix". La paix, m'étais-je répété intérieurement, serrant poliment la main de l'étrange bonhomme devant moi, et puis quoi encore?

Quinze ans plus tard, je crois avoir en partie compris ce qu'il voulait dire.

Avec un peu de retard, donc: merci, monsieur. Je vous souhaite la même chose.

LE VIDE PROVIDENTIEL – Dur retour, donc, avec en prime la gifle glacée assénée par cette énorme bêtise de Louis Lacroix dont il est inutile de rappeler le détail.

Par ailleurs, si vous vous êtes donné la peine d'aller écouter l'extrait, la prétention de Lacroix n'est pas totalement ridicule, au contraire. À savoir: si nous n'étions pas dans cette période de flottement, dans ce vide d'actualité, aurait-on donné autant d'importance dans les médias à la mort de Lhasa?

La réponse, c'est: certainement pas. En temps normal, les petits feux de camp que représentent le décès d'artistes qui connaissent le succès auprès d'un public d'initiés (comme Lhasa, ou plus près encore dans le temps, Éric Rohmer et Mano Solo) sont rapidement étouffés par les grands et prétendument cataclysmiques incendies de la politique et des scandales quotidiens qui leur prennent tout l'oxygène et le carburant.

C'est ainsi que les petits feux brûlent discrètement, à peine un instant, et sont aussitôt éteints par les grands.

Là où Lacroix se trompe, cependant, c'est que ce vide, pour une fois, fut providentiel.

Au lieu d'une histoire de ski-doo englouti, de canne à pommeau d'or ou du premier bébé de l'année (who cares???!!!), l'insatiable monstre médiatique se sera, pour une fois, nourri autrement. Il se sera servi de cet espace laissé vacant par l'actualité pour célébrer une artiste fabuleuse qui méritait chaque ligne écrite à son sujet, chaque centimètre de papier journal, chaque éloge.

Le comble de l'ironie, c'est l'espace occupé par cette controverse qui, elle non plus, n'aurait jamais connu telle importance en temps normal.

Comme si Lacroix avait finalement été victime de ce qu'il dénonçait: c'est avec lui, finalement, qu'on a fait une vedette.

PRÊCHER DANS LE VIDE – Toujours au rayon du vide journalistique, je me tapais sur les cuisses en lisant le dossier du Soleil, samedi dernier, sur le recul de la mélodie dans la chanson québécoise.

S'il faut croire les Stéphane Venne, Serge Lama, Gilles Valiquette et Daniel Lavoie, la chanson d'ici s'en va sur la voie de garage parce que les Ariane Moffatt, Dumas, Yann Perreau et consorts sont plutôt chiches sur le nombre de notes qu'ils emploient dans leurs chansons.

Paraît même que leurs pièces ne passeront pas à l'histoire parce qu'elles manquent de notes.

Vous avez bien lu.

Venne s'est même fendu d'un livre dans lequel il comptabilise les notes, avec la même insolence que Salieri qui, à l'inverse dans la célèbre scène d'Amadeus, accusait Mozart de trop en mettre dans ses morceaux.

Je me tapais sur les cuisses, disais-je, jusqu'à ce que je m'aperçoive qu'il n'y avait personne pour leur répondre.

Personne pour leur dire qu'ils tombaient tous (y compris la journaliste, apparemment, puisqu'elle n'a pas cru bon de livrer un seul avis contraire) dans le piège de la nostalgie nauséabonde.

Alors voilà, disons-le: une chanson réussie, c'est de l'alchimie. Ça ne se compte pas en notes. Ni en émotions, autre piège courant des critiques et du public qui tombent pour la facilité des manipulations lacrymales.

Une chanson réussie a une âme, c'est un lieu dans lequel l'artiste nous permet d'habiter pour trois, quatre, cinq minutes. On s'y sent bien ou mal avec lui. Il s'y échange un truc, indicible, un épisode de vie, une manière d'envisager le monde.

La chose relève de la même mystique que lorsqu'on fait l'amour à quelqu'un qu'on aime.

Essayer de décomposer tout cela et d'en faire des statistiques, cela revient à faire des mathématiques avec l'orgasme.