Desjardins

… et que le vaste monde poursuit sa course folle

J'ai écrit: "pour une fois". J'ai souligné: "pas encore".

Le spectacle n'avait PAS ENCORE gagné, il se mettait au service de la cause, POUR UNE FOIS. Et vous? Je vous trouve bien prompts. Bien empressés à m'écraser au visage ce rare moment de gratitude envers mes semblables, alors que je nage habituellement dans le long et fétide fleuve des reproches et de la misanthropie soft.

Je disais donc notre réveil momentané devant la douleur vive qui nous rend (un peu) meilleurs (pour un temps).

Vous, vous me répondez l'insoutenable théâtralité du journaliste de TVA, vous me dites la bande défilante qui annonce la nouvelle thérapie d'Amy Winehouse au bas de l'écran pendant qu'on nous montre les images de cadavres dont les jambes dépassent des gravats. Vous m'écrivez le désouvrement du gouvernement haïtien, vous me répétez qu'il ne s'agit là que d'une fracture dans un mur d'indifférence.

Et vous me dites votre hoquet devant la soudaineté et la brièveté de cette indignation collective face au malheur, indignation d'ailleurs un peu trop festive à votre goût.

Remarquez, je vous comprends. Quelle différence entre l'enthousiasme pour l'aide qu'on apporte aujourd'hui à Haïti et nos guignolées, qui relèvent du même désir de dédouaner nos mauvaises consciences, mais surtout, qui repoussent inexorablement l'avènement d'un semblant d'équilibre économique ici, chez nous, et dans le monde?

Aucune. Ou enfin, il y en a quand même une, j'y reviendrai plus loin.

Mais avant, revenons au spectacle de la générosité qui est évidemment agaçant, et dont les rouages, parfois douteux, grincent inévitablement dans les esprits critiques.

Vous freakez sur la soudaine bonté des vedettes, comme ce docteur en socio dans le Devoir de mardi qui pourfendait toute l'entreprise?

Bien sûr, ils y vendent une image d'êtres compatissants pour pas cher, mais y prêtent surtout l'amour que cultive le public à leur endroit, affection qu'ils placent au service de la cause. C'est le principe même du truc. Ils y gagnent, mais jamais autant que ce qu'ils permettent d'obtenir.

Là où je décroche, et ce qu'on devrait dénoncer bien plus fort encore, c'est devant le ton qu'empruntent les entreprises – et en particulier les banques – pour célébrer leur propre générosité, bien relative, surtout quand on se contente, comme c'est souvent le cas, de doubler le montant amassé par les employés à l'interne ou qu'on enregistre des profits trimestriels qui équivalent au PNB du pays touché.

Il faut lire le triomphalisme des communiqués de presse, rédigés par les mêmes codindes qui vous vendent en ce moment les meilleurs placements REER possible pour faire de votre retraite un moment de pur bonheur, au dos d'un cheval blanc, sur fond de bord de mer turquoise… comme celle qui mouille Port-au-Prince.

Pire encore, il y a les journalistes qui régurgitent cette propagande en ondes (tel que vu chez Infoman). Ne voyez-vous pas, confrères et consours, tout le cynisme de l'opération à laquelle vous vous prêtez? Et ne vous rendez-vous pas compte que si on vous roule si facilement dans la farine ici, on devine que le service des communications des grandes entreprises doit vous en passer d'autres et des bien meilleures que vous nous répétez avec cette même docilité?

Quand les entreprises donneront en se taisant, en ne joignant pas à leur chèque un communiqué de presse vantant leurs fabuleuses valeurs morales (avant de saquer 500 employés pour ne pas rogner sur la marge de profit des actionnaires), alors leurs dons, même dérisoires, ne seront plus aussi indécents.

Mais pour revenir à cette différence entre nos habituels téléthons et celui-ci. Entre la guignolée et les collectes de fonds pour Haïti. Un facteur diffère, principal, primordial: l'urgence.

Je m'explique.

Dans l'une de ses plus délicieuses satires, le site The Onion publiait cette semaine un texte intitulé Un tremblement de terre révèle l'existence d'une civilisation inconnue jusqu'ici: Haïti. Sur l'habituel mode du sarcasme consommé, The Onion interroge divers experts fictifs qui s'étonnent de n'avoir jamais entendu parler de ce pays dans les médias jusqu'à maintenant, avouant leur consternation en s'apercevant que la capacité de ce peuple à se tenir debout devant tant d'adversité tient sans doute au fait qu'ils n'en sont probablement pas à leur première épreuve.

C'est la marque de commerce de The Onion: beurrer épais dans l'absurde pour faire réfléchir.

Ici, au fait qu'il aura fallu un drame immense pour que soient exposés au monde les malheurs d'Haïti.

Sauf qu'on ne réformera pas l'économie, la politique, et encore moins nos modes de vie et le fonctionnement des médias en une nuit.

Demain, nous ne serons pas moins obsédés par des préoccupations triviales qui trahissent notre richesse et notre confort. Nous ne serons pas plus enclins à donner davantage, à partager un peu plus, sur une base régulière.

Notre société est tournée vers elle-même, obsédée par le Spectacle. Et je déteste la charité organisée parce qu'elle en est l'illustration, la preuve.

Le problème, ce n'est pas les téléthons, ce n'est pas les vedettes qui s'y pressent. Le problème, c'est le contexte social. Le problème, c'est qu'ils sont nécessaires.

Ne sont-ils pas l'unique manière de sortir le peuple de sa béate indifférence le temps d'un week-end, grâce au Spectacle?

Mais du même coup, dites-vous, ils permettent d'éviter des débats autrement houleux sur une véritable égalité des chances chez nous, mais ailleurs aussi.

Alors on fait quoi?

Ben on donne discrètement, de son bord, en marge du show, Chose. Et puis on profite de la charité des gens quand elle passe, quelque part entre les devoirs de la petite et Le Banquier.

On maudit notre égoïsme et ceux qui régurgitent la bêtise de Rush Limbaugh. On milite si on veut, si on peut, pour éviter d'oublier trop vite la misère des autres, tandis que le quotidien débilitant envahit jusqu'aux plus intimes replis de nos consciences, et que le vaste monde poursuit sa course folle.