Desjardins

L’errance

Toutes les histoires racontent la même chose. Ou presque. La vie, les codes qui la régissent, les chemins souvent tortueux qu'on prend en tanguant un peu, beaucoup, au fil des vertiges de l'amour et de la mort.

Le reste relève du cosmétique. La politique, l'histoire, la condition sociale et autres sujets qu'on prétend au centre des récits sont des leurres, des diversions, des décors. Ou alors des empêchements: les détours que recèlent ces fameux chemins tortueux.

Roman d'errance par excellence qui, avec ceux de Kerouac sans doute, a façonné la manière qu'ont les écrivains de se traîner les pieds, The Catcher in the Rye de Salinger est à nouveau disséqué depuis la mort de son auteur la semaine dernière.

Sur le site du New York Times, dont les nécrologies littéraires sont de véritables petits chefs-d'ouvre, on peut suivre la topographie du spleen de Holden Caulfield, l'antihéros de Salinger, détaillée sur une carte de Manhattan, avec de courts extraits qui poppent lorsqu'on y fait glisser le curseur. Ici, son arrivée à Penn Station, là, Central Park qu'il traverse en taxi.

Si on parle toujours de ce roman de Salinger, si on célèbre l'auteur pourtant reclus depuis plus de 40 ans, c'est qu'il a fixé, dans un rythme hachuré et dans le langage populaire d'une époque étriquée, l'impression que la vie ne réserve pour certains que des culs-de-sac. Cela, dans cet équivoque alliage de lucidité et de naïveté duquel est constitué l'esprit adolescent.

Mais s'il rejoint encore les lecteurs, c'est sans doute aussi grâce à son décor mouvant, où les lieux éveillent les souvenirs et sont prétexte à évoquer différents sujets: la famille, le sexe, les conventions sociales éculées qui sont autant de sources d'angoisse.

Du nord au sud et d'est en ouest de l'île, Caulfield vagabonde, cherche une porte de sortie, tourne en rond en ruminant son mal de vivre.

Une solitude dont l'orbite croise bien d'autres astres analogues au pouvoir d'attraction semblable.

Carrère dans un train aux confins de la Russie, Moutier ivre mort sur un boulevard montréalais, Bukowski en facteur désouvré, Julien Gracq sur un canal aux eaux étroites, Sailor et Lula en fuite vers New Orleans, le Sal Paradise de Kerouac passager d'une voiture conduite à tombeau ouvert par Neal Cassady alias Dean Moriarty, les personnages aux âmes mortes de Raymond Carver qui enfoncent les roues de leur pick-up au bout d'un rang vaseux de l'Oregon, et Thomas Gionet Lavigne dans la pièce Route (qu'il a écrite et qu'il jouait fort bien jusqu'à la semaine dernière chez Premier Acte): pour tous ces auteurs ou personnages – quand ils ne sont pas les deux à la fois -, les routes, le chemin sont des vecteurs de l'imaginaire, des moteurs d'introspection. Pas un moyen de fuir autant qu'un détour pour mieux revenir.

Revenir et raconter, pour consoler les immobiles: le chemin ne guérit pas. Comme Caulfield, on tourne en rond.

Mais l'errance est un terrain, une manière d'étaler les histoires, de leur fournir un décor, ce cosmétique dont j'ai précédemment donné l'impression qu'il est secondaire alors que c'est là que réside le génie des grands auteurs: dans la construction d'un théâtre qui permet aux histoires de trouver leur chemin jusque dans l'intelligence et le cour des lecteurs.

Si The Catcher in the Rye est un roman mythique, si ses mots résonnent encore en nous, c'est que les pas de Holden Caulfield dans New York résonnent en nous, eux aussi. Au fil de ses rêveries le plus souvent solitaires, nous nous rappelons, comme lui, que nous aimons que la musique de la grande roue soit toujours la même, que nous sommes à la fois dégoûtés, effrayés et fascinés par la perversion et par la folie. Comme lui, nous sommes écartelés entre nos envies de conformisme et la mutinerie, par l'ambiguïté de nos sentiments envers la famille. Et plus important, comme Holden, nous repassons un peu trop souvent devant l'étang gelé en nous demandant où sont donc partis les canards, et s'ils reviendront.

CE N'EST PAS UN JEU – J'ai déjà écrit ici à propos d'Haïti, de la générosité des gens, de la spontanéité de la mobilisation, mais aussi, et cela bien avant la plus récente catastrophe, de mon aversion en général pour la charité organisée.

Pas que je ne croie pas qu'elle soit essentielle. Et c'est bien là le problème. La charité est un choix collectif, celui de laisser les gens qui souffrent à la merci de campagnes de financement. Elle est la conséquence d'un système que nous cautionnons et qui favorise l'injustice.

D'où mon étonnement quand j'entends les arguments de ceux qui disent ne pas vouloir donner: l'argent qu'ils fourguent déjà au gouvernement devrait suffire à fournir l'aide nécessaire, alors qu'on sait que c'est faux, alors qu'on connaît le profond déséquilibre économique.

C'est la seconde forme de déculpabilisation en vogue. Il y a celle des "généreux" qui refuseront de changer quoi que ce soit à leur mode de vie et aux politiques de nos gouvernements si cela altère même d'un iota leur confort, alors ils donnent pour se déculpabiliser du sentiment qu'induit le spectacle de la misère à la télé.

Puis il y a ceux qui refusent tout en bloc, qui blâment le gouvernement qui gère mal leur fric, les ONG qui en dilapident trop, et affirment que les peuples du tiers-monde sont les artisans de leur malheur.

Ils n'ont pas toujours tort, remarquez. Là où ils se trompent, c'est lorsqu'ils prétendent que la vie est un jeu, comme une partie de football, qu'il faut se battre pour obtenir ses 10 verges en quatre essais, mais surtout: que tout le monde est égal à la ligne de mêlée.

Je laisse à Holden Caulfield le soin de leur répondre:

"Un jeu mon cul! C'est un jeu si tu es du côté des puissants, alors oui, je veux bien. Mais si tu tombes du bord des faibles, il n'y a pas de jeu. Ce n'est plus un jeu. Ce n'est rien."