Dialogue avec la table de la cuisine
Desjardins

Dialogue avec la table de la cuisine

C'est le credo de la droite, repris de mille manières par les chroniqueurs et animateurs en manque d'amour: la gauche, c'est des slogans, tandis que la droite, mon vieux, c'est autre chose, hein. La droite, c'est des arguments.

Ce qui, en soi, est un slogan, mais bon…

La semaine dernière, j'entendais justement Bouchard répéter pour une énième fois que si t'es pas dans la bonne gang (les gauchistes des médias montréalais, genre – autre slogan), il n'y aura personne pour t'écouter. Pire encore, on te répondra par des attaques personnelles au lieu de répliquer à tes arguments par des arguments.

Permettez une parenthèse aussi longue que précoce, elle est fort éclairante pour ce qui suivra:

Il y a quelques mois, pour griller le plan santé d'Obama, les républicains et leurs porte-voix, à commencer par le tonitruant Glenn Beck, se sont mis à émettre une série d'hypothèses calamiteuses afin de discréditer le projet qui, rappelons-le, vise à offrir à plus d'Américains une protection fiable s'ils tombent malades; une solution pour les oubliés d'un système qui profite surtout aux compagnies d'assurances. Parmi les hypothèses imaginées, on annonçait que le méchant gouvernement pourrait décider du sort des malades, que l'État choisirait désormais qui mérite d'être soigné ou pas… comparant ainsi Barack Obama à Adolf Hitler.

Rien que ça.

Les affichettes montrant le visage du président sur lequel on avait griffonné l'infecte moustache du dictateur nazi se sont mises à circuler un peu partout: googlez Obama et Hitler pour voir.

Anyway, lors d'une conférence de presse donnée par le sénateur Barney Frank qui répondait aux interrogations du public et des médias à propos du plan santé, une femme brandissant une de ces photos truquées a tenté de poser une question… à laquelle le sénateur a refusé de répondre. "Discuter avec quelqu'un comme vous revient à avoir une conversation avec une table de cuisine", a-t-il laissé tomber, soulignant ainsi que la débilité profonde de la comparaison entre Obama et Hitler invalidait toute forme de débat.

Fin de la parenthèse qui vous montre que parfois, devant l'imbécillité patentée, l'attaque personnelle est la seule réponse possible. Inutile de s'obstiner avec un abruti.

Surtout quand ce qu'il nous sert comme argument tient bien plus du raccourci intellectuel, du sophisme et de l'avorton de pensée.

Dire d'Haïti que c'est un trou à marde, ce n'est pas un argument, c'est justement un slogan. Un punch médiatiquement efficace, ignoble, dans lequel se noie tout embryon de discours subséquent puisqu'il est instantanément dissous dans la mauvaise foi dont témoigne sa prémisse de taverne.

Dire des employés de la fonction publique qu'ils se pognent le cul, traiter les syndicats de voleurs, la gauche de profiteuse, ou les artistes de millionnaires subventionnés: voilà encore l'exemple parfait d'une réalité qu'on transforme en LA réalité. Une généralisation gratuite qui ne profite à personne et surtout pas au débat qui serait sain s'il était fait de bonne guerre.

La droite veut vous faire croire qu'elle s'appuie sur des faits, sur des chiffres, mais elle ressasse sans cesse les mêmes slogans, aussi éculés que ceux de la gauche momifiée de grand-papa. Le mépris en plus.

Tiens, prenons les artistes, que Bouchard traite de "tartistes", répétant tous les jours ou presque ce qui constitue un des nombreux slogans qui émaillent ses argumentations bidon.

La vérité, les faits, les véritables arguments? Quelques artistes vivent effectivement très très bien grâce à nos impôts. Mais ils sont une poignée, quelques exceptions, tandis que la vaste majorité, elle, crève la dalle.

Moyenne du revenu des artistes au Québec: environ 24 000 $ par an, donc autour du revenu moyen des salariés canadiens.

Maintenant, on peut toujours poser des questions intelligentes plutôt que de dire des conneries. À commencer par la plus importante: pourquoi les gouvernements accordent-ils toutes ces subventions à la culture?

Réponse: pour plein de raisons qui relèvent de la situation socioéconomique du Québec et du Canada (le mécénat est rare, les grandes entreprises médiatiques, peu nombreuses), mais aussi de la géopolitique 101.

Le Canada souhaite préserver un semblant de culture distincte de celle des États-Unis. Le Québec, lui, aimerait voir le prochain siècle en parlant toujours français.

Par là, j'entends que dans un bassin de 300 millions d'anglophones, le Québec comme nous le connaissons ne peut probablement survivre qu'avec un miroir pour lui renvoyer son image, pour lui dire qu'il existe et qu'il peut continuer à vivre ainsi, dans sa différence. Il a donc besoin de tenir sa culture sur le respirateur, puisqu'elle ne peut s'autofinancer, pour des raisons bassement démographiques. Vous trouvez peut-être ça con, mais c'est comme ça.

Cela ne veut pas dire qu'il n'y a pas de crosseurs dans la culture. Seulement qu'on ne peut pas, chaque fois qu'il y a un problème et que quelqu'un abuse, jeter le bébé avec l'eau du bain. C'est juste… trop facile.

Voilà ce qu'on vous sert quotidiennement: la même bullshit que celle qu'on dénonce.

Et ceux qui la fabriquent sont des bouffons avec lesquels on ne peut pas toujours discuter.

Encore moins lorsque ce sont des clowns dont le rôle n'est pas d'informer, mais de vous dire que vous avez raison: raison de trouver que vous payez trop d'impôts, raison de penser que les chauffeurs de taxi montréalais sont tous des escrocs, que c'est tellement mieux ailleurs, surtout aux States, raison de croire que le Québec est sous l'emprise de communistes en puissance.

On ne peut pas discuter avec cette droite médiatique, disais-je, parce qu'elle pue.

Parce qu'elle est intéressée, parce qu'elle va manger des hot-dogs chez le premier ministre, parce qu'elle se croit chargée d'une mission divine: celle de sauver le Québec de lui-même. Tandis qu'au fond, sa seule véritable fonction est économique: régurgiter jour après jour aux auditeurs ce qu'ils veulent entendre afin de justifier leur colère et ainsi les garder à l'antenne jusqu'à la prochaine pub.

Et il faudrait argumenter avec ça? Avec des vendeurs de camelote déguisés en martyrs qui se prennent pour d'éminents penseurs?

Je leur préfère, et de loin, la table de la cuisine.