Mix-cité
Desjardins

Mix-cité

DES FUMEURS:

Ils sont trois. Pendant l'heure passée ici, le plus souvent adossé à la vitrine du SOS Comptant au coin Saint-Joseph et Dupont, je les verrai se relayer, sortant du Bar Le Dauphin, la clope à la gueule, tirant la fumée bleue dans leurs poumons, la recrachant. Certains toussent comme des dératés avant d'expulser un crachat dense, glaireux.

Le soleil glisse vers le sud, déverse sa chaleur jaune sur l'intersection tandis que le vent souffle de l'est. On se croirait nageant dans un lac, alternant entre tiédeur et froid.

Ici, tout le monde se fout de la signalisation, traverse quand bon lui semble, impatientant des automobilistes qui font hurler leurs pneus pour effrayer les étourdis.

Un clodo hagard, une grosse femme les bras chargés de sacs en plastique eux-mêmes surchargés, son manteau mauve poisseux ouvert sur une poitrine matricielle, un jeune homme au regard éteint avec des pantalons genre treillis militaire, une femme en veste de cuir parfaitement coiffée: ils ne regardent pas, traversent sans jamais ralentir, ne bronchent même pas au son des klaxons, des pneus qui crissent.

C'est comme si le mail était encore là pour eux. Comme si ses murs de tôle honteuse qui autrefois sentaient la pisse et la mort étaient encore debout pour les protéger du monde dehors, du froid, des voitures, du bonheur matériel et de l'argent des nouveaux venus qui, pour certains, puent encore bien plus fort que la pisse.

Ce que je fais ici, ce matin? Je sais pas trop.

L'idée, c'est de se planter là. De choisir un carrefour n'importe où en ville et d'y passer une heure en notant ce qui s'y trame. Il n'y a aucune prétention là-dedans, sinon d'observer et d'écrire. Comme les dessinateurs font des croquis, il s'agit d'emmagasiner du vivant, de faire le plein d'images, d'arrêter ma vie de mongol pendant une heure pour seulement regarder le monde vivre. Et de vous raconter tout cela, environ une fois par mois.

Mais dès ma première destination, j'ai été rattrapé par l'actualité, venue en quelque sorte court-circuiter mes envies de mesurer le potentiel de poésie d'un coin de rue.

L'actu? Le 10 mars prochain se tiendra un forum sur la mixité sociale dans Saint-Roch. C'est quoi la mixité sociale? Une idée du partage harmonieux d'un même territoire par des populations qui n'ont rien d'autre en commun que ce territoire.

C'est bien beau, sauf qu'on peut se demander si ça se peut.

Je veux dire par là qu'il y a beaucoup de bonne volonté dans ce concept qui relève cependant de l'utopie. C'est déjà pas évident de faire évoluer dans le même quartier le cravaté, le hippie, le clodo, le hipster, la poulette à talons aiguilles, le toxico, le repris de justice, la mère de famille un peu bourgeoise, le jeune professionnel, l'artiste, la ballerine anorexique, le chef d'entreprise millionnaire, le publicitaire branchou, le graphiste sportif et la pute obèse. Si en plus on leur demande de danser main dans la main, en faisant la ronde sur le parvis de l'église, peut-être qu'on ambitionne un peu.

Évidemment que je déconne, mais c'est pour illustrer que la diversité, c'est déjà beaucoup. Que le "vivre ensemble", c'est surtout s'endurer les uns les autres. Ce qui, il me semble, fonctionne déjà. Sauf peut-être pour quelques commerces dont la clientèle n'apprécie guère d'avoir à partager les trottoirs avec des êtres humains qui ignorent l'existence des foulards Burberry.

Ça, c'est l'autre utopie de Saint-Roch: créer une enclave d'opulence au milieu d'une talle de pauvreté en imaginant que ces gens-là allaient soudainement disparaître au contact de l'argent.

Vous voulez des conditions pour que Saint-Roch fleurisse, pour que tout le monde puisse cohabiter sans trop de heurts? Changez les perceptions.

J'écris cela avec le plus grand pessimisme, avec le sentiment, même, que le climat de méfiance dans lequel nous évoluons empêche de voir le monde autrement qu'à travers le filtre de notre peur irraisonnée de l'Autre.

Plus clairement: la mixité sociale est rendue impossible par notre volonté de rendre le monde lisse, d'ériger des zones de magasinage dans un contexte ultra-sécuritaire, loin des quêteux, à la manière du DIX30, à Brossard.

Qu'en disent les commerçants que j'ai rencontrés et qui ont parfois même perdu la foi?

Que les résidants plus pauvres du secteur ne posent aucun problème. Le petit crime? Invisible, souvent tué dans l'ouf. Les flics sont partout, faisant du secteur un des endroits les plus sûrs de la ville. Ce qui manque, ce sont encore les clients. Ce qui fait tache, ce sont tous ces commerces vides. Ce qui fait mal: le prix des loyers comparativement à l'affluence d'un public qui tarde à s'approprier le quartier.

Autrement? Le vivre ensemble ne fonctionne pas trop mal. Ça pourrait être mieux, mais en général, ça va.

Le problème n'est pas dans Saint-Roch, un quartier de centre-ville joliment restauré, avec ses nouveaux venus, ses boutiques, ses bars, ses restos, mais aussi ses indigènes. Le problème, il est dans la tête de ces gens de Montcalm, Sainte-Foy, Beauport, Charlesbourg, Cap-Rouge, Saint-Augustin ou Lévis qui, comme le reste d'un Occident malade de peur, font dans leurs culottes en apercevant leur ombre.

UN POIVROT:

Il balance son corps de droite à gauche en attendant de traverser la rue. Ce ne sont pas les voitures qui l'en empêchent, mais une force invisible: la rue est déserte.

Ses yeux brumeux semblent chargés de songes, son regard perdu dans un délire intérieur qui le fait sourire un peu béatement. En face, de jeunes touristes sortent de l'auberge de jeunesse au coin. Une Française blonde en pantalon de sport Adidas rouge, un bandeau blanc sur la tête, marche jusqu'au guichet de la BMO. Plus loin, trois gars s'engueulent fort. J'ignore pourquoi, et au bout d'un moment, on dirait qu'eux aussi. Sont redevenus amis. Des mères et des pères arpentent les rues, poussette devant, petits marcheurs aux enjambées ridiculement courtes derrière. Dans une heure, l'endroit sera rempli de travailleurs en pause, envahissant les restos, les sandwicheries.

En attendant, la barmaid du Dauphin est sortie sur le trottoir rejoindre d'autres fumeurs. Ses pieds pointent vers l'intérieur, et sous son joli manteau en laine crème, ses jambes puissantes d'années debout derrière un comptoir la plantent solidement dans le décor.

Elle ne s'en ira nulle part.

Saint-Roch ne sera jamais Sillery. Tant mieux.